Anti-américanisme, Expo 1900 et Christophe
"Rien n'va plus, rien n'va plus même chez les gringos"
Cette semaine, un fil discret relie trois sujets très différents.
D’abord, une mise au point sur le libre-échange, ses ennemis souvent inconséquents, et la tentation trop facile du protectionnisme .
Puis un hommage à l’Exposition universelle de 1900, cet instant suspendu où Paris crut au progrès et sut le montrer au monde.
Et enfin, un texte écrit il y a cinq ans, à la mort de Christophe.
Trois temporalités, une même idée : défendre ce qui libère, ce qui inspire, et ce qui demeure.
Anti-libéralisme et anti-américanisme
“Même quand nos critiques des Etats-Unis sont fondées, elles sont souvent contradictoires entre elles et de plus en contradiction avec ce que nous-mêmes, Européens, professons et pratiquons. Examinons la décision américaine, en mars 2002, de prélever jusqu'à 30 % des droits de douane sur les importations d'acier.
Les Européens, toujours prompts à tonner contre le libéralisme “sauvage” prêté par eux à l'Amérique, sont mal placés pour lui reprocher simultanément son protectionnisme quand celui-ci se manifeste.
L'énorme et chronique déficit commercial des États-Unis, s'il est un inconvénient pour eux, est un avantage pour le reste du monde. C'est ce qui explique les hurlements qui montent de tous les continents dès que les Américains prennent la moindre mesure protectionniste.”
Jean-François Revel, Extrait de L'obsession anti-américaine, publié en 2002…
23 ans plus tard, ces lignes semblent d’une confondante actualité. Les ennemis les plus véhéments du libre-échange, quel que soit le bord politique, qui pourfendent à longueur d’année les échanges commerciaux, et ânonnent les balivernes comme la mondialisation sauvage ou le bœuf aux hormones que les Américains veulent nous refourguer s’offusquent au plus haut point des tarifs douaniers (momentanés ? réels ? tactiques ?) décidés par l’administration Trump. Cela en est risible.
Les lecteurs réguliers de cette lettre connaissent ma forte conviction libre-échangiste, que je soulignais la semaine dernière en republiant un célèbre discours de Ronald Reagan. Je regrette depuis des années la tendance très protectionniste d’une large partie de la classe politique française, y compris à droite, à l’exception notable de David Lisnard, auteur ces derniers jours d’une remarquable analyse, sur le plateau de LCI, des négociations commerciales internationales lancées par l’Administration Trump.
Cette dérive protectionniste s’opère en Europe sous des airs peut-être plus “respectables” que les numéros loufoques de Donald Trump, pour de pompeux impératifs intellectuels et moraux tels que la souveraineté européenne ou l’objectif climatique, probablement plus sophistiqués que le Make America Great Again. Cette dérive européenne n’en demeure pas moins tout aussi regrettable et néfaste.
“Nous ne pouvons plus avoir des stratégies commerciales d’ouverture libre-échangiste qui n’intègrent plus dans leur propre agenda l’objectif climatique.”
“J’ai fait mon choix : je crois très profondément que l’Europe doit être à l’avant-garde de la transition écologique. Il nous faut une taxe aux frontières de l’Europe sur le carbone.”
“Ne signons plus d’accords commerciaux avec les puissances qui ne respectent pas l’accord de Paris. Faisons que en sorte que nos engagements commerciaux intègrent nos contraintes environnementales et sociales.”
“On veut produire de l’électrique en France et avoir cette stratégie industrielle comme l’ont eue les Chinois et donc avoir une stratégique européenne, protectionniste, mais européenne.”
Ces quatre déclarations sont extraites de discours du président de la République depuis 2017, bien avant le retour au pouvoir de Donald Trump (respectivement ONU 2019, Discours de la Sorbonne 2017, ONU 2022, Emission L’événement 2022), comme le rappelle cet excellent fil sur X de Jean-Louis.
Les obstacles au libre-échange ne sont pas que tarifaires, et l’Europe sait exceller dans ce domaine, ce qui nuit tant au consommateur européen qu’aux entreprises européennes.
Le décrochage économique et technologie européen constaté depuis 20 ans, notamment en comparaison avec les Etats-Unis, devrait conduire nos dirigeants et nos commentateurs à plus de modestie lorsqu’il s’agit de se moquer des dirigeants américains, Trump inclus, et tout aussi menaçant qu’il soit par ailleurs.
Se lancer dans une guerre des tarifs douaniers avec les Etats-Unis, qui resteront nos principaux alliés bien au-delà de l’Administration Trump, serait la pire chose à faire. Trouver un terrain d’entente pour faciliter les échanges commerciaux entre nos pays démocratiques, avec des accords justes et par définition réciproques devrait en revanche constituer une priorité. Nous avons en Europe énormément d’atouts à faire valoir en ce sens, à commencer par un marché toujours considérable même si en voie de paupérisation relative. Et nous serons d’autant plus forts que nous briserons ces chaînes de la technocratie et des normes que nous nous infligeons tant en Europe, aux dépens des échanges internationaux et plus encore de la production de richesse dans nos pays.
L’Expo (Paris 1900)
Il y a 125 ans, le 14 avril 1900, sous la verrière du Palais des Machines, le président Émile Loubet déclare ouverte l’Exposition universelle de Paris. Devant treize mille invités, il salue « la foi dans le progrès », « le travail qui mène vers le bonheur », et rend hommage aux ouvriers bâtisseurs. En ce début de XXe siècle, la France croit en elle. Et elle le fait savoir.
Plus de 50 millions de visiteurs viendront admirer jusqu'en novembre les merveilles d'un monde en pleine mutation. L’électricité, les locomotives, les arts décoratifs, le cinématographe, les nations venues de tous les continents : l’Expo est un condensé d’humanité réunie sous le signe du mouvement. Un monde fasciné par sa propre capacité à changer.
Un héritage monumental, encore vivant
Cent vingt-cinq ans plus tard, l’Expo de 1900 continue de modeler Paris. Le Grand Palais et le Petit Palais, fleurons de l’architecture Beaux-Arts, furent érigés en un temps record. Leur monumentalité lumineuse, mêlant verrières, fers forgés et colonnades, reste aujourd’hui parmi les visages les plus emblématiques de la capitale. Le pont Alexandre III, chef-d’œuvre d’équilibre et de décor, fut lui aussi inauguré pour l’occasion, reliant les Invalides aux Champs-Élysées dans un élan de faste.
Plus discret mais non moins significatif, la passerelle Debilly ou encore les entrées du métro dessinées par Hector Guimard témoignent de ce moment où l’Art nouveau infusait la ville. L’Expo de 1900 fut ainsi l’occasion d’offrir à Paris son premier réseau de transport souterrain : la ligne 1 du métropolitain, ouverte le 19 juillet 1900, marque l’entrée concrète de la capitale dans la modernité urbaine.
Au-delà de ces réalisations visibles, l’Exposition de 1900 fut une mise en scène d’un idéal français : celui d’une civilisation de la science, des arts et de la liberté. Le Palais de la Femme, les premières projections publiques de films, les congrès scientifiques qui se tiennent en marge de l’Expo... Tout concourt à faire de Paris la scène du monde. À l’heure de la mondialisation balbutiante, c’est une vision d’ensemble qui s’affirme, entre tradition humaniste et avant-garde technique.
Une mémoire littéraire et populaire
La littérature aussi en a gardé la trace. Dans des mémorables pages de Mort à crédit, Louis-Ferdinand Céline, alors enfant, raconte son passage à l’Expo, entre émerveillement et vertige pénible. Il y décrit la grande porte de la Concorde comme une « montagne en robe de mariée », la Galerie des Machines comme « une cathédrale transparente ».
“On l’a vue se construire, au coin de la Concorde, la grande porte, la monumentale. Elle était si délicate, tellement ouvragée, en gaufrerie, en fanfreluche du haut en bas, qu’on aurait dit une montagne en robe de mariée.” (Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit)
Sans parler des lendemains de fêtes
“La boutique sombrait sans recours... Des bibelots on en vendait plus, même pas à des prix dérisoires... Fallait expier les folles dépenses causées par cette Exposition… Les clients, ils étaient tous raides… Ils faisaient réparer le moins possible. Ils réfléchissaient pour cent sous.”
Même dans la caricature, on sent la puissance de l’impression laissée par cet événement majeur et massif…
Ce que 2025 peut encore apprendre de 1900
En 1900, Paris n’était pas seulement beau. Il était volontaire. Il croyait en l’avenir, sans naïveté mais avec confiance. Cet élan bâtisseur, cet usage de l’événement comme catalyseur urbain et culturel, doit inspirer notre présent. L’Expo 1900 n’a pas réglé les inégalités, ni prévu les saloperies du siècle à venir. Mais elle a su incarner un souffle.
À l’heure où Paris s’interroge sur ses ambitions, sur son attractivité, sur son rôle dans le monde, il n’est pas inutile de se retourner vers 1900. Non pour copier, mais pour se souvenir qu’une capitale peut encore éblouir. Si elle ose.

In Memoriam Daniel Bevilacqua, dit Christophe
Il y a cinq ans, le 16 avril 2020, Christophe nous quittait, des suites du Covid. J’avais tenté, à chaud, dans la nuit, de dire pourquoi cette disparition nous touchait tant. J’avais publié ce texte le lendemain matin dans les colonnes du magazine de mode et de culture i-D, dont j’avais repris quelques temps l’édition, en plus de mes fonctions de l’époque. Depuis, ce magazine a beaucoup changé, en mal puis en bien, et son édition française a disparu, effaçant du web toutes ses archives, ce qui est toujours dommage.
Alors je vous livre tel quel, sans retouche.
Pourquoi la disparition de Christophe nous rend tous si tristes
Christophe est décédé à 74 ans des suites du coronavirus. Il incarnait une élégance, une culture et un style uniques.
Toujours, lorsqu’un musicien s’échappe définitivement pour de nouvelles aventures, ce sont des morceaux de la bande-originale de nos vies qui deviennent orphelins. Christophe, par son œuvre et ses tubes, ne déroge pas à la règle. Et chacun peut associer à ses chansons des visages, des moments, des souvenirs. Aline, Les Mots Bleus, Les Paradis Perdus, Les Marionnettes et tant d’autres resteront dans nos têtes et dans le patrimoine musical français. Mais si l’on en juge l’immense vague d’émotion sincère provoquée par l’annonce de sa contamination par le coronavirus, puis par celle de son décès, la nuit dernière, Christophe représentait encore plus que cela.
Christophe, tout d’abord, incarnait une élégance, aussi simple et évidente que sophistiquée et raffinée. Il était en cela l’héritier de cette grande tradition du dandysme, à l’austère rigueur versant parfois dans un flambant décadentisme, dans le sillage, en France, des Barbey d'Aurevilly, Baudelaire, Huysmans ou plus récemment Gainsbourg. Christophe illustrait très bien cette rigueur morale, cette hygiène de vie, à rebours de tout hygiénisme, qu’est le dandysme, et qui va bien au-delà d’une parfaite apparence vestimentaire, case que Christophe cochait également par ailleurs. Par des mots très bien choisis, dans son hommage, Jean-Michel Jarre, qui fut l'un de ses paroliers, qualifie Christophe de "couturier de la chanson", son art ayant en effet souvent à voir avec la haute couture. Ce dandysme lui dictait une stricte étiquette de roi non couronné, à commencer cette vie principalement de nuit, tourbillonnante mais tant que possible loin de toute vulgarité, de toute lourdeur, en un mot, loin des cons. Un de ses rituels diurnes était sa partie de pétanque au Jardin du Luxembourg; le jeu populaire par excellence, qui reclame tant de précision et de méticulosité, comme sa musique, dans le toujours sublime jardin de Marie de Médicis. Il était également un fieffé joueur de cartes, et plus particulièrement de poker ("Tout se jouait sur une paire de rois, pour le dernier des Bevilacqua"). Peu d’activités humaines comme les cartes constituent une aussi belle allégorie du destin, notion fondamentalement liée au dandysme.
Ainsi, "Dandy, un peu maudit, un peu vieilli", comme il se décrivait dans Les Paradis Perdus, à l’impeccable smoking blanc cassé qui se traînait sur sa Vespa, dans La Dolce Vita, Christophe partageait le précepte dandy de Baudelaire "le beau est toujours bizarre", au point de nommer un de ses albums Le Beau bizarre. Or le dandysme, comme le définit si génialement Baudelaire, toujours lui, dans Le Peintre de la vie Moderne, confine par certains côtés au stoïcisme. En pleine époque de pandémie, qui, plus que jamais nous appelle au stoïcisme, la disparition de cette icône dandy, à cause de cette même pandémie, nous touche particulièrement.
Christophe incarnait ensuite une culture. Érudit de littérature, de cinéma et bien sûr de musique, Christophe était un passeur. Cette culture, il l’a transmise à son public. Si ses textes sont truffés de références à sa fascination nostalgique pour la culture américaine ("Brando ne joue plus les marlous", ainsi débute Señorita), nous pensons là plus particulièrement à son album Clichés d’amour, constitué de reprises de grands standards anglo-saxons des années 30 et 40, brillamment traduits par la grande plume du journalisme musical français, Philippe Paringaux.
Comme de nombreux antimodernes , Christophe était à la pointe de la modernité, toujours à l’affût de nouveaux sons, de nouveaux effets, de nouvelles techniques, comme l’illustrent notamment Enzo, son vibrant hommage à Enzo Ferrari, ou bien È justo, qui met en scène la voix d'Anna Mouglalis, dans l'album Les vestiges du chaos. Ses concerts en étaient d'autant plus spectaculaires, avec des versions souvent revisitées de ses chansons, anciennes comme récentes. Christophe en devint ainsi un modèle, pour ne pas dire une idole, de toute la nouvelle scène créative française, à commencer par Sébastien Tellier, avec qui il signa une superbe reprise de Señorita. Ses deux albums de duo constituent un aboutissement de cette transmission entre générations, même si, à juste titre, il ne considérait pas ces reprises (accompagné de noms aussi divers que Philippe Katherine, Laetitia Casta ou Juliette Armanet…) comme des redites mais bien comme des nouveaux projets originaux. Et dans une époque qui, face à une faillite nihiliste des canaux de transmission habituels, exprime tant le besoin de transmission culturelle, Christophe représentait une figure autodidacte, cultivée et inspirante.
En résumé, Christophe incarnait donc un style. Or, en notes comme en lettres, "c’est rare un style". Céline disait qu’en littérature, "il n’y en a qu’un, deux ou trois par génération". Et Christophe en avait un. Au-delà de ses mélodies ou de textes le plus souvent écrits par d’autres, Christophe faisait partie de ces chanteurs populaires qui incarnent un sursaut d’héroïsme bordélique face à tous les types de médiocrité, une légèreté face à tous les types de pesanteurs, et une liberté absolue, formelle comme intellectuelle, face aux relativismes moralisateurs. Tout consacré à son art et ses rêveries, il irradiait de bienveillance et de chaos lumineux, comme l’illustre l’une de ses meilleures interviews récentes, pour Libération, en 2016. Pour tout cela, on comprend bien pourquoi il devint une source d’inspiration et suscita tant de sympathie. Avec le Dernier des Bevilacqua, c’est bien un des derniers héros musicaux français du XXème siècle qui tire sa révérence.
🗞 Saines lectures
Ces articles ou publications sont dignes de votre temps :
Google rejoint OpenAI dans l’utilisation du MCP d’Anthropic, par
Il y a 50 ans, le génocide communiste au Cambodge, par Nicolas Lecaussin (IREF)
Exploiter les convergences parallèles : pour un compromis historique entre Rome et Paris, par Mario De Pizzo (Le Grand Continent)
« Les jeunes lisent moins et on peut les comprendre, tout est fait pour les décourager de la lecture ! », par Lisa Kamen et David Lisnard (Le Figaro)
Merci de la mention cher Romain et pour la qualité de tes textes, ils sont si précieux
À bientôt
Bonheur de te lire sur Christophe ! C'est si joliment écrit. Heureusement la bande son est toujours là!