Brad Pitt, Catch politique, to X or not to X
Des enjeux de cybersécurité, de démocratie parlementaire et de liberté d'expression
Un très grand merci aux nouveaux lecteurs qui nous ont rejoints. Comme chaque semaine, l’actualité oscille entre l’anecdotique et le structurel, qui se croisent parfois à travers quelques faits, que nous tenterons d’analyser ici.
💸 Brad Pitt et les cyberattaques
Peut-être avez-vous vu l’histoire de cette femme escroquée de 800 000 euros par un individu se faisant passer pour Brad Pitt, avec qui elle pensait vivre une relation sentimentale à distance. Si cette affaire relève d’un cas spectaculaire de grossière escroquerie en ligne qui prêterait à sourire si la santé mentale d'une personne n'était pas en jeu, elle souligne une vérité plus vaste : les menaces numériques deviennent de plus en plus complexes et omniprésentes.
Les chiffres sont éloquents. En 2024, le cybercrime aurait coûté 9 500 milliards de dollars à l’économie mondiale, selon les estimations d'Astra Security, soit l’équivalent du PIB cumulé de plusieurs grandes nations (PIB France 2023 : 2 800 milliards d'euros).
Une cyberattaque d'ampleur se produit toutes les 39 secondes dans le monde, illustrant la menace constante pour les entreprises et les individus. Aux États-Unis, le coût moyen d’une violation de données a atteint 4,88 millions de dollars en 2024, selon le rapport annuel d'IBM Security 2024, un record.
En France, les petites et moyennes entreprises sont particulièrement vulnérables : 62 % des victimes de cyber-extorsion sont des PME selon l’excellent rapport annuel d’Orange Cyberdefense.
Ces chiffres montrent l’ampleur du phénomène, bien que de nombreuses attaques ne soient jamais signalées.
Quels sont les principaux types d'attaques, en quelques chiffres ?
Ransomware : 72 % des cyberattaques en 2023 étaient motivées par des demandes de rançon. Ces rançongiciels, ou "ransomware", consistent à bloquer l'accès aux données d'une organisation ou d'un individu en les cryptant, et à exiger un paiement en échange de leur restitution. Parfois, les attaquants menacent également de divulguer des fichiers volés pour accroître la pression sur leurs victimes. Le coût moyen d’une rançon atteint aujourd’hui 1,54 million de dollars. En 2024, une rançon record de 75 millions de dollars a été versée au groupe de cybercriminels les Dark Angels.
Phishing : Cette technique consiste à tromper les utilisateurs en leur envoyant des e-mails ou des messages qui semblent provenir de sources fiables (comme une banque ou un service en ligne), pour les inciter à fournir des informations sensibles comme des mots de passe ou des coordonnées bancaires. 3,4 milliards de courriels malveillants sont envoyés chaque jour
DDoS (Distributed Denial of Service) : Une attaque DDoS consiste à inonder un serveur ou un réseau de demandes simultanées afin de le rendre indisponible pour ses utilisateurs légitimes. Avec près de 7,9 millions d’attaques enregistrées au premier semestre 2023, ces assauts perturbent quotidiennement les infrastructures numériques, et le plus souvent celles d'organisations très sensibles, comme les hôpitaux.
Les cybercriminels sont toujours plus performants. En 2024, ils mettaient en moyenne 5 jours pour exploiter ces failles après leur découverte, contre 32 jours l’année précédente, selon les données du rapport Security Navigator 2025 d’Orange. Les équipes de sécurité ainsi ont beaucoup moins de temps pour réagir et protéger leurs systèmes.
Deux défis se révèlent plus durables encore
L'IA, un outil à double tranchant : L’IA apporte des solutions pour renforcer la cybersécurité, notamment en détectant et en neutralisant les menaces plus rapidement grâce à l’analyse automatisée des données. Cependant, les cybercriminels exploitent ces mêmes technologies pour créer des attaques toujours plus sophistiquées, comme des deepfakes, ces vidéos modifiées par l’intelligence artificielle qui peuvent faire dire ou faire faire n’importe quoi à une personne, souvent dans un but malveillant.
Par exemple, elles sont utilisées dans des campagnes de phishing pour convaincre une victime qu’un proche ou un supérieur hiérarchique lui demande de transférer de l’argent ou des informations sensibles. Un enregistrement d'une trentaine de secondes suffit à l'IA pour pouvoir reproduire une voix, et lui faire dire ce qu'on le veut. Même si ces techniques ne sont pas encore parfaitement au point, on imagine bien les immenses risques de fraude liées à ce type de manipulation au fur et à mesure que les techniques se perfectionneront.
La convergence des menaces : Les frontières entre cybercriminalité, hacktivisme et opérations étatiques deviennent floues, avec des alliances qui redéfinissent les règles du jeu. Certains groupes, d’abord motivés par des idéaux politiques ou sociaux, collaborent maintenant avec des États ou des réseaux criminels pour obtenir des ressources ou du soutien logistique. Par exemple, des hackers revendiquent des attaques au nom d'une cause tout en recevant un financement indirect de gouvernements. Cette évolution rend l'identification des responsables plus complexe, car les attaques sont souvent multiformes et orchestrées à travers différents fuseaux horaires.
Cette nouvelle réalité exige une vigilance constante, des mécanismes de partage d'informations entre pays et une coordination internationale plus étroite pour contrer ces menaces. A titre d’exemple, un groupe d'hacktivistes pro-russes a revendiqué près de 7 000 attaques entre mars 2022 et décembre 2024, dont 96 % ont visé des pays européens.
Une mobilisation indispensable
Face à ces défis majeurs pour notre sécurité et notre souveraineté, les Etats ont un rôle majeur à jouer en adaptant nos forces de Défense à ces nouvelles menaces permanentes. Des investissements colossaux seront nécessaires, d’où la nécessité de recentrer l’Etat sur ses domaines régaliens. De leur côté, les entreprises verront croître leurs coûts destinés à investir dans des outils de cybersécurité avancés et à mettre en place des politiques robustes.
Si une simple escroquerie basée sur un faux Brad Pitt peut causer autant de dégâts, il est aisé d’imaginer l’impact potentiel des attaque de grande envergure. Ceci nous rappelle l’importance d’agir individuellement et collectivement : mieux se former aux risques, adopter des comportements prudents en ligne, et exiger des institutions qu’elles prennent au sérieux la sécurité de nos données. La vigilance et l'esprit critique sont nos meilleures armes pour un futur plus sécurisé. Dans tout cela, l'IA sera le pharmakon, ce mot de grec ancien qui désigne à la fois le remède et le poison.
🌡️ Quand l’IA analyse “la fièvre parlementaire”
Il suffit d’assister à quelques minutes de débats à l’Assemblée nationale pour se sentir déconcerté par le tumulte des interruptions, les invectives et la pauvreté apparente des échanges des séances plénières. Ce spectacle dévalorise l’image de notre démocratie représentative et participe à détourner de nombreux citoyens de la politique (et comment leur donner tort ?). Mais au-delà de cette impression intuitive, une étude très récente intitulée La fièvre parlementaire : ce monde où l’on catche tente de mesurer objectivement les transformations à l’œuvre au Palais Bourbon. Références de l’étude : Yann Algan, Thomas Renault, Hugo Subtil, « La Fièvre parlementaire », Observatoire du bien-être du Cepremap, n°2025-01, 13 janvier 2025.
Une étude qui mesure une mutation spectaculaire
L’étude, réalisée par l’Observatoire du bien-être au Cepremap, repose sur l’analyse de près de deux millions de discours parlementaires entre 2007 et 2024. Cette analyse s’appuie sur des outils d’intelligence artificielle avancés, capables de classifier les discours selon leur registre émotionnel ou rationnel, et de détecter les émotions dominantes (colère, tristesse, peur, joie). Elle révèle une évolution frappante : le recours à une rhétorique émotionnelle a explosé au détriment des discours rationnels. En 2014, 22 % des interventions appartenaient au registre émotionnel ; ce chiffre grimpe à 30 % en 2017, pour atteindre 40 % dans la dernière législature. Cette tendance est particulièrement marquée chez les députés de La France Insoumise (LFI) et du Rassemblement National (RN), où les émotions, notamment la colère, dominent à hauteur de 75 % des discours émotionnels.
Parallèlement, la durée moyenne des interventions a été divisée par deux en une décennie, passant de 300 mots en 2012 à seulement 150 mots en 2024, un format adapté aux vidéos courtes destinées aux réseaux sociaux, TikTok et Instagram en particulier. Cette brièveté s’accompagne d’un appauvrissement du contenu : les arguments complexes ont été remplacés par des slogans ou des attaques. De plus, les interruptions, rappels au règlement et réactions spectaculaires (éclats de rire, applaudissements ou huées) ont triplé sur la période, illustrant une montée en puissance du "grand spectacle" parlementaire.
L’Assemblée nationale : un ring de catch émotionnel ?
L’étude de Yann Algan, Thomas Renault, Hugo Subtil, dont je conseille la lecture intégrale, offre une analyse amusante mais saisissante en comparant le Parlement à un ring de catch. Tout comme dans ce spectacle, les débats à l’Assemblée sont de plus en plus destinés à un public – non pas les adversaires ou les journalistes, mais les followers des réseaux sociaux. Les discours sont conçus pour capter l’attention, provoquer des réactions immédiates, susciter de l’engagement en générant des "likes" ou des partages. Comme l’écrit Roland Barthes dans Mythologies, le catch repose sur des gestes codifiés et excessifs, où l’issue importe moins que le spectacle des passions exacerbées. Selon les auteurs, ce parallèle trouve une illustration convaincante dans le fonctionnement actuel de l’Assemblée, où les interventions semblent souvent davantage destinées à créer un buzz qu’à faire progresser le débat. Ainsi, les invectives et les déclarations chocs prennent le pas sur la délibération argumentée, transformant l’hémicycle en arène médiatique.
Si le phénomène n’est pas nouveau, l’assemblée ayant toujours été considérée comme une arène (revoir cette scène du Président, le tribun Gabin discourant avec les lots d’Audiard), l’adaptation des comportements d’une part aux nouveaux réseaux sociaux fondés sur la vidéo courte, d’autre part aux techniques de création d’engagement (happening permanent, clash…) a fait évoluer la nature (et le niveau ?) du combat parlementaire.
L’étude souligne également, si besoin en était, que cette mise en scène émotionnelle n’est pas toujours sincère. Lors de séances houleuses, les prises de parole les plus virulentes peuvent aboutir à des votes consensuels. L’objectif est alors moins de débattre que de marquer les esprits…
Ne pas perdre foi dans le jeu démocratique
Face à ce constat, doit-on désespérer du concept même de démocratie parlementaire ? Certainement pas. L’Assemblée nationale, même traversée par ces tensions spectaculaires de niveau regrettable, doit rester le lieu essentiel de la démocratie libérale et de la délibération collective, avec l’indispensable Sénat.
A chacun d’exercer sa responsabilité, élus comme électeurs…
🤔 Etre ou ne pas être (sur X)
Depuis quelques semaines, les appels à quitter X (anciennement Twitter) se multiplient. Marques, institutions, citoyens, de nombreux esprits s'interrogent, avec une intensité presque shakespearienne : sagesse de souffrir les outrages d'une timeline survoltée ou bien s'en retirer pour retrouver paix et surtout pureté de ne pas se salir à la vue d'opinions contraires.
Quitter ou ne pas être sur X est une décision parfaitement légitime, que ce soit pour un individu ou une organisation. Environ 30% des Français âgés de 16 à 64 ans utilisent chaque mois le réseau social, 70% ne sont donc pas concernés par ce dilemme. Mais lorsque ce débat somme toute microcosmique débouche sur des pressions politiques pour interdire ou censurer une plateforme, la situation devient préoccupante pour la liberté d’expression.
La légitimité du choix individuel et corporatif
Dire que les réseaux sociaux ne sont pas exempts de défauts constituerait un euphémisme. Chacun d’entre eux possède sa propre bêtise intrinsèque : X et sa violence verbale, Instagram et ses illusions égotiques filtrées, TikTok et sa glorification de l’éphémère superficiel. La pire étant même parfois exprimée sur le sérieux LinkedIn, à travers les nombreuses leçons de vie, souvent saupoudrées de moraline, professées par des mélanges de Monsieur Homais et de Trissotin. On peut bien comprendre l’allergie à l’une ou l’autre de ces plateformes, comme l’obligation, pour raisons professionnelles ou sociales, d’en être.
De même, une marque ou une institution peut légitimement décider de quitter X si elle juge que ses valeurs ou son image sont en jeu. Ouest-France avait lancé ce mouvement il y a quelques semaines, repris plus ou moins ostensiblement par d’autres médias, club sportifs, associations ou entreprises.
Libre au directeur de publication d’un média d'estimer que sa parution ne gagne rien à être mêlée à des grossièretés, à du contenu diffamant voire pornographique massivement diffusé par des bots. Son choix peut être aussi renforcé par des raisons économiques rationnelles. L’éditeur seul sait quelle part de son trafic provient de tel ou tel réseau social. A titre d'exemple, lorsque j'étais éditeur de feu Vice, seule une très faible part du trafic provenait de Twitter. Quitter Twitter n'aurait eu que peu d'intact en matière d’audience, un peu plus en matière d'influence, de nombreux journalistes et relais d'opinion s’y trouvant. Tout ce débat est sain, et chaque acteur doit pouvoir arbitrer selon ses propres critères, nourrissant ainsi une dynamique de concurrence et d’évolution du marché.
Quand la politique s’en mêle
Mais tout change lorsque la question quitte le domaine individuel pour devenir une affaire politique, lorsque que les termes interdiction et censure s'immiscent dans le débat. De nombreuses déclarations de responsables publics, comme celles de l’ex-Commissaire européen Thierry Breton ou plus récemment du ministre des Affaires Etrangères, Jean-Noël Barrot, ou de Claire Chappaz, ministre du Numérique, sont pour le moins inquiétantes. Ces propos alimentent une petite musique de censure au nom d'un “Bien” à la définition aussi difficile que discutable. Nous pensions qu’une telle hypothèse de censure de réseau social, au prétexte du contenu qui s’y trouve, serait réservée aux dictatures.
Ces menaces seraient anecdotiques si elles se limitaient au « moment Musk/Trump ». Mais les tentatives, réussies ou avortées, de réglementation de la libre expression se multiplient depuis plusieurs années, bien au-delà de ces deux personnages, bien au-delà de X/Twitter.
En Europe, et notamment en France, des cadres de plus en plus stricts veulent être imposés aux réseaux sociaux et même aux médias. Mentionnons l’épisode de la loi Avia sur la lutte contre la haine en ligne, au mépris même des principes élémentaires du droit, en escamotant le rôle du juge. Elle fut naturellement censurée par le Conseil constitutionnel, mais elle avait tout été votée par une majorité de parlementaires…
Citons encore le bien mal nommé European Media Freedom Act, que j’avais déjà critiqué dans les colonnes de Contrepoints (« La liberté de la presse est en danger en Europe »), dans la mesure où il crée une ingérence inacceptable dans la liberté éditoriale.
Une dérive dangereuse
Sous couvert d'une lutte plus que nécessaire contre les ingérences étrangères et la désinformation, nous assistons à une lente mais certaine dérive vers la tentation politique de la censure. Il ne s’agit pas de nier la réalité du problème : les ingérences existent, massivement, et doivent être combattues, mais avec des outils judicieux et proportionnés, respectant les principes fondamentaux du droit, à commencer par la liberté d’expression.
En tout premier lieu, il apparaît urgent de donner à la justice les moyens matériels et humains nécessaires pour répondre efficacement et rapidement aux plaintes, et ainsi sanctionner les abus et manipulations. Mais interdire ou limiter préventivement les contenus revient à mettre en péril l’un des fondements même de la démocratie : le libre accès à une pluralité d’opinions.
Enfin, le vrai combat est culturel et éducatif. Comme le résument très bien David Lisnard et David Angevin dans une tribune dans le Figaro dont je conseille la lecture :
“L’Homme n’ayant jamais renoncé dans son histoire à une technologie qui fonctionne, nous ne renoncerons ni au smartphone, ni à l’IA, ni à X, ou aux réseaux sociaux en général. Mais ce nouveau monde doit être accompagné d’une révolution éducative. Il est plus que temps de réarmer notre jeunesse par l’éducation, la raison critique, le décryptage des médias, et tout ce qui permettra demain au citoyen augmenté de disposer du bagage nécessaire pour préserver notre démocratie, notre culture, et nos valeurs humanistes les plus essentielles.”
Le débat concernant X n’est qu’une étape dans un mouvement plus large qui concerne tous les réseaux sociaux et la société en général. Si chacun est libre de les quitter ou d’y rester, la tentation de la censure au nom du « bien » doit être vigoureusement dénoncée. Car c’est précisément au nom du bien que les pires restrictions des libertés ont souvent été justifiées. Continuons donc de défendre une Europe de la liberté, où l’état de droit prévaut sur la tentation autoritaire, et où la justice punit les abus sans préjuger de ce que nous devons penser ou dire.
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🗓 Agenda Paris
Soirée de soutien à Boualem Sansal. Mardi 21 janvier, mairie du 17. Inscription ici
Voeux de David Lisnard. Mardi 28 janvier, Paris 15e. Inscription ici.
Bjr ! Alain Delon a fait savoir qu'il était momentanément indisponible, mais qu'il ne s'interdisait pas de telles prestations, fussent-elles virtuelle, à ce tarif dans un avenir plus ou moins proche.