La semaine passée, j’ai eu l’occasion de commenter, très à chaud, sur Sud Radio, le “début” du conflit entre Israël et l’Iran. L’actualité géopolitique est aussi tragique qu’intéressante, tant l’ordre du monde ne cesse de se redessiner en accéléré sous nos yeux. Son analyse demande prudence face aux “circonstances des temps” (Machiavel), constance dans les principes fondamentaux et décence face aux drames humains qui se jouent inexorablement. Je concède qu’il ne s’agit pas là des trois traits les plus caractéristiques du débat public, qu’il soit de nature médiatique ou politique, mais efforçons-nous de nous y tenir.
De manière moins tragique, je profitai de l’exercice du “coup de coeur” demandé en début d’émission pour rendre hommage à Brian Wilson, dont la disparition l’avant-veille m’avait beaucoup ému tant cet artiste, que j’avais eu la chance de voir deux fois en concert, paraît majeur dans l’histoire de la musique contemporaine.
J’y reviens longuement dans ce billet qui tente d’échapper quelques minutes à la lourdeur de l’actualité pour mettre en lumière quelques valeurs qui me semblent précieuses, à travers deux personnages singuliers. Let's Go Away for Awhile (sic), pour reprendre l’un des titres de Pet Sounds. Bonne lecture et bonne semaine !
Brian Wilson
Les hommages sont aussi nombreux qu’unanimes, un génie de la musique nous a quittés. Le mot de génie, souvent galvaudé, s’applique pleinement à Brian Wilson, co-fondateur des Beach Boys, et tellement plus encore. Il est à mon sens et à mon goût, avec Paul McCartney, le plus grand mélodiste du demi-siècle dernier, poussant la recherche de l’harmonie à des niveaux de beauté, de créativité et d’émotions inégalés.
Les hommages sont d’autant plus émus que la personnalité de Brian Wilson était aussi fragile que touchante. L’histoire d’un artiste absolu, sourd d’une oreille, au succès immédiat avec son groupe, qui ne s’en satisfait pas et recherche la perfection artistique tel le Maître Frenhofer du Chef d’oeuvre absolu de Balzac, qui n’y parvient pas (selon lui), qui en perd la raison, qui ne devient plus que l’ombre de lui-même, sous la coupe d’un escroc et des drogues, mais qui finit par renaître.
Le biopic Love and Mercy raconte très bien la chute et la renaissance de cet homme pourtant touché par la grâce. Et pour qui voudrait comprendre toute l’ampleur du génie de Brian, je conseille plus encore l’excellent documentaire Brian Wilson, le génie empêché des Beach Boys, disponible sur Arte.tv.
Une histoire qui m'a toujours fasciné est celle de cette vraie-fausse rivalité créative avec les Beatles, au coeur des années 60, essentielle dans l'histoire de Brian Wilson.
Entre 1965 et 1967 s'est en effet jouée une des plus grandes émulations artistiques de l'histoire de la musique : une compétition aussi amicale qu'exigeante entre Brian Wilson et les Beatles. En trois ans, quatre albums chefs-d'œuvre voient le jour : Rubber Soul, Pet Sounds, Revolver et Sgt. Pepper's. Une ascension en miroir, une fuite en avant musicale où chaque album répond à l'autre.
Tout commence lorsque Brian Wilson entend Rubber Soul. L'écoute est un choc. Il découvre un album sans remplissage, pensé comme un tout. Wilson admire particulièrement certaines chansons de Rubber Soul, notamment You Won't See Me, I'm Looking Through You et Girl. Il expliquera : « Ce n'était pas seulement les paroles et les mélodies mais la production et leurs harmonies. Ils avaient des harmonies si uniques ». Brian se met alors en tête de faire le meilleur album rock de tous les temps. Il arrête les tournées triomphales avec ses frères et amis des Beach Boys et s’enferme en studio pour produire le chef d’oeuvre.
Ce sera Pet Sounds, qui sort en mai 1966. Harmonies renversantes, arrangements inouïs, mélancolie transcendée : un sommet d’émotion et de musicalité. Pour ne citer que quelques morceaux de cet album merveilleux : Wouldn't It Be Nice, Here today, Sloop John B et bien sûr God Only Knows. Paul McCartney dira plus tard : « J'ai souvent écouté Pet Sounds et pleuré. »
Les Beatles répondent par Revolver. L'album escalade la rivalité amicale entre les deux groupes avec des innovations sonores comme celles de Tomorrow Never Knows, Eleanor Rigby ou For no one, notamment. Les Beatles y intègrent des éléments d'expérimentation qui rivalisent avec les audaces de Wilson.
Impressionné, Brian prépare sa réponse ultime, un album concept absolu, qui poussera au maximum les audaces tout en constituant un sommet d’harmonie symphonique : Smile. En avant-goût de cet album, les Beach Boys en publient le titre qui devrait en être l’une des pièces maîtresses : Good Vibrations, ovni pop absolu, 90 heures de sessions pour 3 minutes exceptionnelles.
Mais Smile ne sera jamais publié par les Beach Boys. Tandis que Brian ruine sa santé mentale en studio pour mettre la touche finale de son grand oeuvre, les Beatles sortent Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band. Pour Brian, cela en est fini, tant l’album des Beatles lui semble indépassable.
Il en perd la raison. De nombreuses bandes de Smile sont détruites ou disparaissent. D’autres morceaux sont récupérés et disséminés, parfois incomplètement produits, dans d’autres albums suivants de Beach Boys, mais privés de toute unité. Heureusement des enregistrements pirates tourneront… Pour Brian Wilson, commence une longue nuit de plus de 20 ans.
L’amour - sa rencontre avec Melinda - le fait renaître et le délivre des griffes de son gouru, le funeste docteur Landy.
Il repart en tournée - j’eus la chance de le voir dans deux formidables concerts à Paris - comme en studio. Il se remet au travail sur Smile, qu’il publiera finalement en 2004, dans la version qu’il avait en tête plus de 35 ans auparavant. Le rendu de cet album solo, Brian Wilson presents Smile, est superbe et émouvant, même si la fraîcheur de la voix est moindre. Quelques années plus tard, l’ensemble des sessions d’enregistrement d’époque (des années 60) seront publiées dans un coffret très complet. Leur beauté confirme que le Smile qui aurait dû sortir en 1967 ou 1968 est probablement le plus bel album pop avorté de l’histoire.
Brian Wilson, célébré de tous, aura retrouvé la paix et s’en va, un an après sa femme.
En 2003, le magazine Rolling Stone publia un classement des 500 plus grands albums de tous les temps (ou plus exactement, surtout du XXème siècle…), reposant sur plus de 250 votes de musiciens et critiques, et qui fit référence. Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band en fut le vainqueur et Pet Sounds son dauphin.
Plus modestement, la version de Smile 1966/67, ingénieusement reconstituée par mon frère Sébastien en 2005, m’a permis de garder le sourire cet été-là après quelques déconvenues et notamment la cruelle défaite de Milan en Champions League face à Liverpool. Wouldn't It Be Nice fut l’une des chansons d’ouverture de mon mariage. Et Surf’s Up (la version douce, presque une berceuse) fut l’un des premiers morceaux que j’ai fait écouter à Leonardo, dès la maternité. C’est aussi cela la musique, une bande originale de la vie… Merci Brian !
Adriano Galliani
Il y a quelques jours se tenait la remise des diplômes de la 19e promotion de l’Ecole Universitaire du Real Madrid.
Les clubs sportifs, par les valeurs qu’ils transmettent, peuvent et doivent jouer un vrai rôle de transmission. Le plus grand club du monde, le Real, possède ainsi sa propre formation universitaire, qui se veut d’excellence. Mais toutes les institutions sportives ont une responsabilité en la matière, chacune dans son style et ses moyens. En France, le Red Star constitue un modèle avec son Red Star Lab, voulu par son président Patrice Haddad il y a plus de 15 ans, qui met en place des ateliers culturels et artistiques gratuits pour ses jeunes licenciés pendant les vacances scolaires.
Le Real célébrait donc ses diplômés au Stade Santiago Bernabeu, en présence du prestigieux parrain de cette 19e promotion : Adriano Galliani, l’un des principaux dirigeants sportifs des 40 dernières années.
Adriano Galliani est aujourd’hui le directeur général du club de football de Monza ainsi que sénateur de la République italienne, mais il est principalement connu pour avoir été l’un des principaux bras droits de Silvio Berlusconi, un des hauts cadres de son groupe télévisuel, Mediaset, et plus encore pour avoir été le principal dirigeant de son club, l’AC Milan, entre 1986 et 2016, période dans laquelle le Milan de Berlusconi et Galliani aura accumulé les titres et révolutionné le football.
Il y a deux ans, peu avant le décès de Silvio Berlusconi, Galliani a publié ses mémoires, les Memorie di Adriano G., qui constituent assurément les meilleurs mémoires d’un Adriano, d’un (H)adrien donc, depuis ceux écrits par Marguerite Yourcenar.
Galliani prévient d’emblée, « Ceci ne constitue ni les Annales de Tacite, ni même un Almanach Panini, mais quelques fragments d’amour pour le Milan, qui fut ma vie »
Néanmoins, si nous ne sommes ni dans Tacite ni dans Hadrien vu par Yourcenar, ce livre est passionnant par le recul qu’il propose sur le monde du football, et par ricochet sur celui des médias et de la politique.
Tout d’abord, il souligne l’importance des rencontres, souvent liées au hasard et au destin, dans une carrière professionnelle. Galliani était certes passionné de football, il raconte dans quelques pages poignantes son amour pour le club de sa ville, Monza, qu’il voyait jouer enfant avec sa mère disparue très jeune. Mais rien ne le destinait à être dirigeant d’un club comme Milan. Sauf que Galliani, qui était à l’origine un géomètre, avait par hasard rencontré un fabriquant d’antennes de télé avec qui il avait fini par s’associer.
Nous sommes là dans le début des années 80, la télévision par satellite n’existe pas encore, ni encore moins la fibre. Galliani va faire la rencontre d’un entrepreneur très ambitieux qui veut se lancer dans la télévision et veut créer des chaînes de télévision nationale, ce qui était interdit alors en Italie par un monopole des chaînes publiques, la RAI. Cet entrepreneur visionnaire, Silvio Berlusconi, afin de contourner le système, veut constituer un regroupement de chaînes régionales qui diffuseraient toutes plus ou moins simultanément les mêmes programmes partout en Italie. Il a pour cela besoin d’un réseau d’antennes. La connexion Berlusconi Galliani est faite. Les deux resteront inséparables jusqu’au bout. Mediaset est lancé et connaît toute de suite un franc succès.
Lorsque, quelques années plus tard, Berlusconi, supporter de l’AC Milan depuis son enfance, décide sur un coup de tête, de racheter son club de coeur alors au bord de la faillite, il décide d’en confier les rênes à celui qui, dans son entourage, connaît le mieux le football et possède une expérience en la matière comme dirigeant du petit club de Monza : Galliani.
La vision flamboyante et esthétique de Berlusconi, la méthode et la malice de Galliani conduiront Milan en quelques années sur le toit de l’Italie, de l’Europe puis du monde, en privilégiant un jeu offensif totalement révolutionnaire pour l’époque, celui d’Arrigo Sacchi que Berlusconi lui-même avait choisi, et avec quelques recrues phares comme Marco Van Basten ou Ruud Gullit, et plus tard Weah, Shevchenko ou Kakà.
Tel est l’autre enseignement que ce livre souligne : l’importance des convictions fortes et constantes pour ce qui compte vraiment. Les résultats peuvent varier tant la chance peut jouer dans un sens ou un autre, mais il faut toujours se tenir à une ligne. La ligne du Milan de Berlusconi et Galliani était celle du beau jeu, d’une ambition esthétique et sportive assumée, et de valeurs fortes, optimistes, respectueuses, toute une vision que Berlusconi communiqua dès son rachat du club en 1986. On pense ce que l’on veut de Berlusconi le politique, mais Berlusconi dans le football aura poussé certaines valeurs au plus haut.
Ce livre de Galliani représente donc bien plus qu’un voyage nostalgique, merveilleux pour tous les supporters de Milan, au coeur des décennies les plus glorieuses du club. Plus que les grands matchs, il raconte aussi les négociations tortueuses pour finaliser des transferts, les coups de sang des entraîneurs ou des joueurs, et puis toute l’ambiance autour du club.
Il s’agit d’un retour dans les années 80, 90 et 2000. On y croise, au-delà de tous les grands joueurs, des personnalités aussi variées que des Bernard Tapie ou Pierre Lescure. On y parle du lancement de la chaîne La Cinq en France comme du vote de confiance du tout premier gouvernement Berlusconi en 1994, qui se déroulait le même soir que l’historique finale de Champions League remportée par Milan 4-0 contre le Barcelone de Cruyff.
Parfois, au détour d’une anecdote, le récit de Galliani effleure la grande et tragique histoire de l’Europe. Un soir, attablé dans un restaurant avec le père de Zvonimir Boban — jeune espoir croate qu’il tente alors de convaincre de rejoindre Milan — Galliani remarque un manège étrange. L’homme, colonel de l’armée croate, semble obsédé par les bouteilles de San Pellegrino. À chaque service, il les saisit nerveusement, les fait pivoter, s’assure que l’étiquette soit toujours tournée vers l’extérieur de son champ de vision. Intrigué, Galliani finit par lui demander pourquoi. Le colonel répond, de manière sombre : « Je ne peux supporter de voir l’étoile rouge. » Celle, minuscule mais bien visible, qui orne les étiquettes de la célèbre eau italienne. Pour lui, elle ne symbolise pas seulement le communisme, mais surtout l’Étoile rouge de Belgrade, l’ennemie, la Serbie contre laquelle son pays est en guerre. Ce livre fourmille d’épisodes de ce genre.
Un lecteur fan de Milan ressortira nostalgique de cette lecture, pour une époque exceptionnelle qui ne reviendra plus. Mais tout amateur de sport en ressort également plus sage, car ce témoignage exceptionnel a le mérite de cumuler passion et sagesse, dans la manière de Galliani de rencontrer Triomphe après Défaite, et de recevoir ces deux menteurs d'un même front, pour reprendre les célèbres vers de Kipling.
Finalement, ces mémoires d’Adriano G. n’apportent pas moins de sagesse que les mémoires de l’autre Hadrien. Ce n’est pas la moindre des surprises de ce formidable livre.
Les diplômés de la 19e promotion de l’Université du Real ont un parrain de premier ordre.
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