De nombreux chocs des titans cette semaine, ceux admirables sur la terre battue de Roland-Garros (quel match encore entre Sinner et Djokovic !), ceux plus guignolesques et portant pourtant plus à conséquences, sur les réseaux sociaux, entre le chef d’Etat le plus puissant du monde et l’homme le plus riche du monde, avec comme faiseur de paix Ye aka Kanye West.
On a du mal parfois à imaginer ce que pourraient être aujourd’hui Les Guignols de l’Info, tant la réalité semble souvent dépasser toute caricature possible. Plus que du triomphe du Guignol, il s’agit davantage de celui de Loft Story, c’est-à-dire des codes de la télé réalité, qui se sont imposé durablement dans le paysage politique.
Cette semaine aura vu également le magnifique succès du PSG en Ligue des Champions, suivi par de révoltantes scènes à Paris comme ailleurs. J’y reviens bien entendu dans cette édition de ma lettre. J’y évoque aussi un nouveau rapport éclairant sur l’avancée de l’IA ainsi qu’un très beau documentaire d’ARTE sur un mystère marin au large du Cap Corse, en ces jours où les mers et océans vont être mis à l’honneur.

6 chiffres vertigineux qui illustrent la révolution IA – d’après Mary Meeker
Mary Meeker, surnommée la “reine de l’Internet”, est célèbre pour ses rapports Internet Trends dans les années 1990-2000. Aujourd’hui associée chez BOND, elle continue de scruter les mutations numériques avec une rigueur métronomique. Ses rapports sont longs, austères, pleins de slides sans fioritures — mais d’une densité précieuse. Je m’en sers régulièrement pour mes cours à Sciences Po.
Son dernier opus, publié en mai 2025 et intitulé Trends – Artificial Intelligence, illustre mieux que tout autre la vitesse à laquelle l’IA transforme nos vies. En voici six chiffres qui frappent l’esprit.
1. ChatGPT : 800 millions d’utilisateurs en 17 mois
C’est sans précédent. ChatGPT, l’agent conversationnel d’OpenAI, a franchi la barre des 800 millions d’utilisateurs hebdomadaires en seulement 17 mois. À titre de comparaison :
Netflix a mis 10 ans à atteindre 100 millions d’utilisateurs.
Instagram, 2,5 ans.
TikTok, 9 mois.
ChatGPT ? 100 millions en 2 mois.
Son volume d’usage est tout aussi impressionnant : 365 milliards de requêtes annuelles. Google a mis 11 ans pour atteindre pareil niveau. La croissance est littéralement verticale.
2. Une mondialisation plus rapide qu’Internet
En moins de trois ans, 90 % des utilisateurs de ChatGPT sont hors Amérique du Nord. Il avait fallu 23 ans à Internet pour atteindre un tel niveau de mondialisation.
L’IA générative se diffuse sept fois plus vite que le web. Le cloud, les smartphones et les modèles traduits accélèrent tout. L’innovation, désormais, naît mondiale.
3. 💰 212 milliards de dollars d’investissement en 2024
Les géants américains de la tech (Google, Apple, Meta, Amazon, Microsoft, Nvidia) ont dépensé 212 milliards de dollars en investissements en 2024, principalement dans l’IA. Une hausse de +63 % en un an. Combien de pays n’ont pas 212 milliards de PIB ? Rien qu’en Union Européenne, des pays comme la Slovaquie, la Slovénie, la Bulgarie ou le Luxembourg…
À cela s’ajoutent 455 milliards de dollars de dépenses en data centers dans le monde. Derrière le cloud, il y a donc des serveurs bien concrets, bien physiques, financés à prix d’or. La guerre de l’IA se joue aussi dans le béton, le cuivre et le silicium.
4. L’IA dépasse l’humain sur un test de connaissances
Sur le comparatif MMLU (Massive Multitask Language Understanding), qui évalue des modèles d’IA sur 57 matières académiques, les grands modèles ont franchi un seuil symbolique :
Score humain moyen : 89,8 %
Score GPT-4 en 2024 : 92,3 %
L’IA n’est plus seulement une aide mémoire ou une calculatrice : elle maîtrise les savoirs généraux mieux que nous. Même si cela reste un test abstrait, le basculement est réel.
5. L’IA change déjà le travail
Les emplois dans le domaine informatique liés à l’IA ont augmenté de +448 % en 7 ans
Les autres ont baissé de -9 %
Au-delà du seul secteur informatique, le rapport indique que 75 % des directeurs marketing testent ou utilisent des outils d’IA générative. Et que plus de 70 % des utilisateurs “pro” (payant) de ChatGPT déclarent être plus efficaces grâce à lui.
Ce n’est plus une mode, c’est une transformation de fond. Une fracture aussi, entre ceux qui savent utiliser l’IA et les autres.
6. L’explosion des brevets
En 2024, les États-Unis ont enregistré 6 000 brevets logiciels supplémentaires par rapport à 2023. L’IA en est la cause majeure.
Ce chiffre dit une chose : l’innovation s’accélère… et se protège. Telle une boule de neige, l’innovation crée à son tour sa propre innovation, avec effet multiplicateur. Songeons à toutes les inventions que l'électricité a, à son tour, elle-même, engendrées, inimaginables à sa création. Cette hausse des brevets déposés prouve aussi que la bataille technologique se joue aussi au niveau juridique et stratégique.
Et donc ?
Agents autonomes, traduction audio en temps réel, robots dans l’administration, IA copilotes pour la médecine… Chaque semaine apporte sa nouveauté. Mais ces quelques chiffres montrent déjà qu’on ne parle plus d’anticipation : on parle de réalité massive en phase active de déploiement.
Alors, faut-il s’émerveiller ? S’inquiéter ? Ou simplement prendre acte de la transformation en cours et s’efforcer de s’y adapter ? Tout cela à la fois. La rupture est anthropologique, et nous ne cesserons d’y revenir.
En défense du football
Le PSG a remporté de manière méritée et flamboyante la Champions League. Il n’y avait pas eu domination aussi nette d’un finaliste sur un autre depuis celle du Milan de Capello sur le Barcelone de Cruyff (4-0) ou celle de Milan, toujours, sur Liverpool en 2005, mais le temps d’une mi-temps seulement, malheureusement. J’ai évoqué la manière dont j’ai ressenti cette finale PSG-Inter dans le dernier épisode du podcast Coeur Rossonero, dans lequel j’ai le plaisir d’intervenir régulièrement. Heureux pour mes amis parisiens qui attendaient ce triomphe depuis si longtemps, en empathie avec mon frère, mon cousin et mes amis interisti qui après leur belle saison ne méritaient pas une telle humiliation.
Dans certaines rues de Paris, et ailleurs en France, le “spectacle” de l’après-match fut en revanche désastreux, honteux en tout point par sa violence sauvage. Mais il n’a rien à voir avec le football, rien à voir avec le chef d’œuvre collectif du PSG de Luis Enrique, rien à voir avec la noblesse populaire de notre sport. Contrairement à tant de choses qui ont pu être dites et écrites, cela en est même la négation totale.
1/ “Cela ne serait pas arrivé au rugby ou au tennis”
Certes, ni au handball, ni au badminton par ailleurs. L’essence du foot est d’être populaire, universel, d’attirer toutes les classes sociales, toutes les origines géographiques. Aucun sport n’est pratiqué par autant de monde, ni de peuples. Il agrège tout, le pire comme le meilleur, il constitue un miroir de la société bien plus fidèle que tout autre sport. Il peut porter en lui le fameux '“fait social total” cher à Marcel Mauss. Il y a du tribal et du symbolique. Tout cela en fait sa beauté et sa grandeur.
Comment l’expliquer ? Les raisons en sont nombreuses et mériteraient de longs développements. Parmi celles-ci : la simplicité des règles et l’épure de sa codification, la facilité de la “logistique” nécessaire pour y jouer, l’efficacité de son exportation à grande échelle par des Britanniques dont l’Empire couvrait alors la moitié du globe, son subtil équilibre entre sport collectif et sport individuel (lire à ce sujet l’excellent Eloge de l’esquive d’Olivier Guez), équilibre qui lui donne une tension tragique. Ce n’est pas pour rien que Camus écrivit « Vraiment le peu de morale que je sais, je l’ai appris sur les terrains de football et les scènes de théâtre qui resteront mes vraies universités. »
À rebours de toute morale, ceux qui sont sortis tout casser samedi après la victoire du PSG se sont servis de l’événement sportif pour donner libre cours à leurs pulsion destructrice, sauvage et -d’une certaine manière - politique, par la haine de notre société qu’elle induit.
2/ Le football, dommage collatéral
Outre, bien entendu, les victimes, morts ou blessés, les commerçants et citadins qui ont perdu des biens, commerces ou voitures, les fans de football - en l’occurence du PSG - sont les principaux pénalisés.
Au coup de sifflet final, dans les rues de Paris, pas d’enfants, peu de femmes, et celles présentes témoignent de nombreuses agressions. Je garde en souvenir la fête spontanée Piazza Duomo à Milan au soir du dernier scudetto milanista en 2022, une foule joyeuse, de tout âge, bruyante, jeune mais aussi familiale, locale comme touristique. Rien de tout cela samedi dernier. Quel père de famille voudrait sortir respirer l’air de la victoire dans les rues de sa ville et partager ces moments avec ses enfants lorsqu’il sait qu’il ne va croiser que des casseurs en bande ?
La célébration avec les joueurs sur les Champs Elysées, le lendemain, était assez triste à voir, en comparaison avec les fêtes habituelles en ce genre d’occasion, comme à Naples il y a encore quelques jours. Les supporters parisiens étaient parqués sur un côté de l’avenue, derrière un cordon de CRS, dans un zone à accès limité.
La zone à accès limitée et les interdictions de déplacement, les deux seules recettes, paresseuses, qui paraissent fonctionner pour maintenir l’ordre, mais là encore aux dépens d’honnêtes citoyens. Combien, même en cours de saisons, d’interdictions abusives de déplacements pour des supporters calmes, par principe de précaution sécuritaire ? Combien d’arrêtés préfectoraux absurdes ? Comme le rappelait justement David Lisnard, trop souvent en France, “moins l’Etat parvient à sanctionner l’abus de quelques-uns, plus il pénalise l’usage pour tous”. Je me souviens, à l’occasion d’un match Rennes - Milan en Ligue Europa, d’une interdiction préfectorale, visant les supporters milanais en déplacement, de porter aux abords du stade et dans le centre-ville rennais les couleurs rouge et noir. Les services préfectoraux en question avaient oublié que le rouge et le noir sont aussi les couleurs du Stade Rennais…
Le PSG, vainqueur de sa première Champions League après tant de décennies d’attente, cela aurait mérité une célébration d’un autre ordre ! Les festivités, réussies, au Parc des Princes, ont certes quelque peu compensé, mais la séquence dans sa globalité nous laisse loin des grands élans populaires constatés dans tant de villes européennes dans des circonstances similaires, et que les Parisiens auraient mérités.
En termes plus crus et généraux donc : la racaille fait fuir les gens bien. Elle privatise l’espace public. Elle étouffe la joie.
Toutes les célébrations populaires liées au foot donnent lieu à des excès, partout, plus ou moins intenses et folkloriques selon les latitudes, mais il est très rare que la fête provoque des scènes de pillages, de violence totale et gratuite, de grande déglingue, pour reprendre l’expression si juste de Jean-Pierre Le Goff, comme celles auxquelles nous avons assisté samedi. Le tout dans une impunité quasi totale.
En 2025, le problème n’est pas la victoire du PSG, comme en 2022, lors de la finale au Stade de France, le problème n’était pas les supporters anglais.
Le problème n’est pas le football en soi, mais un dérèglement profond de notre société qu’il faut regarder avec lucidité, sans fausses excuses.
Le sport, en revanche, par ses principes d’ordre, de mérite, d’effort, par ses bienfaits pour la santé physique comme mentale, doit faire partie de la solution.
Les anneaux mystérieux du Cap Corse
« Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes; Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes, tant vous êtes jaloux de garder vos secrets ! » écrivait Baudelaire. Ce constat poétique résonne encore aujourd’hui, à l’heure où la communauté internationale s’apprête à se réunir à Nice pour la conférence des Nations Unies sur les océans.
Nul besoin toutefois d’aller au fond des océans, même notre mer Méditerranée recèle des énigmes insoupçonnées, comme en témoigne une découverte récente au large du Cap Corse : de parfaits anneaux géométriques tapissant les profondeurs, gardiens d’un mystère vieux de 21 000 ans. Comment cela est-il possible ?
Un remarquable film-documentaire d’Arte raconte cette quête de réponse, comme un polar d’aventure.
Découverte au sonar d’un paysage sous-marin surnaturel
En 2011, lors d’une campagne de cartographie dans le parc naturel marin du Cap Corse, des océanographes détectent donc un motif inédit sur l’écran du sonar. Ce qu’ils voient ne ressemble à rien de connu : un cercle, puis un autre, puis des centaines, alignés tels un motif répétitif sur le fond. Au total, plus de 1400 formes circulaires presque parfaites, d’environ 20 mètres de diamètre, couvrent une vaste plaine sablonneuse de 15 km² à plus de 100 m de profondeur. Sur les images couleur sépia du sonar, ces silhouettes arrondies semblent dessinées à la main.
La régularité géométrique de ces anneaux fait d’abord douter d’une origine naturelle. Serait-ce l’œuvre de l’homme ? une formation extraterrestre ? L’hypothèse la plus terre-à-terre, celle de simples cratères de bombes, est rapidement écartée : ces anneaux ne sont pas des trous mais de petites buttes circulaires, recouvertes de 21 000 ans de sédiments, autant dire qu’il aurait fallu des bombardiers à l’ère Cro-Magnon pour en être responsables…
Intriguée, la communauté scientifique lance de premières plongées d’observation en 2014, sans grand résultat : à 120 m de fond, la pénombre règne et les courants sont puissants, rendant l’exploration difficile. Il faut attendre 2020 pour qu’une première plongée humaine s’approche de ces cercles énigmatiques. Le biologiste et explorateur sous-marin Laurent Ballesta révèle alors un spectacle aussi fabuleux qu’inattendu. Vue de près, chaque formation circulaire n’est pas un simple cratère vide : c’est un dôme tapissé de vie. Au centre se dressent des gorgones (de grandes « plumes » coralliennes colorées) entourées de vastes algues, le tout ceinturé d’un anneau de rhodolithes – de petites algues rouges calcaires brisées – qui ont roulé du sommet et se sont accumulées en périphérie, formant un bourrelet circulaire parfaitement défini. Autrement dit, ces cercles abritent chacun un îlot de biodiversité en forme de « volcan » corallien miniature : un cœur vivant protégé par une couronne d’algues fossiles.
Une expédition hors du commun
Déterminé à percer ce mystère, Laurent Ballesta monte en 2021 une expédition scientifique d’envergure. L’opération mobilise une quarantaine de chercheurs – biologistes marins, géologues, paléoclimatologues et d’autres spécialités dont j’ignorais l’existence – ainsi que des moyens technologiques dignes d’un roman de Jules Verne. Comme une version scientifique de The Expandables. Pour surmonter la contrainte majeure de ces profondeurs (les paliers de décompression interminables), l’équipe utilise une station sous-marine pressurisée. Quatre plongeurs vivent ainsi confinés pendant 21 jours dans une capsule de 5 m² pressurisée à 13 bars, à plus de 100 m de profondeur une grande partie du temps. Ils demeurent naturellement enfermés dans cette capsule même lorsqu’ils remontent en surface. Cette prouesse logistique, menée avec le soutien de la Marine nationale, permet d’explorer les anneaux sans limite de temps. Bien sûr, la vie en huis clos sous-marin a ses bizarreries : saturés d’hélium, les plongeurs se découvrent une voix de canard à faire pâlir Donald Duck, et qui leur enlèverait un peu de crédibilité si nous n’avions pas à faire à des scientifiques...
Malgré ces conditions spartiates, chaque plongée rapporte son lot de merveilles. Les scientifiques découvrent au creux de ces anneaux une biodiversité insoupçonnée. Des coraux jaunes d’une espèce rare éclairent l’obscurité, des forêts de gorgones abritent une multitude de poissons, et l’on trouve même une étonnante limace de mer bleue tapie sur le sable. Laurent Ballesta avoue rencontrer là des créatures qu’il n’avait jamais observées auparavant : coraux, gorgones, étoiles de mer et autres espèces étonnamment bien adaptées à ce royaume d’ombre. Certaines de ces espèces sont photographiées pour la toute première fois, preuve que l’exploration réserve encore des surprises même en Méditerranée. Ces récompenses naturalistes mettent du baume au cœur de l’équipe, car travailler à 120 m de fond s’avère éprouvant. Mais plus le mystère s’épaissit, plus la motivation grandit.
Outre la collecte d’observations visuelles, l’expédition mène une véritable enquête scientifique sous-marine. Des carottes sédimentaires sont prélevées au beau milieu des anneaux grâce à un outillage lourd manœuvré par les plongeurs en scaphandre. De retour en laboratoire, ces précieux cylindres de sédiments sont passés aux rayons X de la science. L’analyse des microfossiles qu’ils contiennent va finalement lever le voile sur l’âge et l’origine de ces formations énigmatiques.
Entre géologie et biologie : 21 000 ans d’histoire sous la mer
Le verdict des géologues tombe, stupéfiant : le substrat corallien au cœur de ces anneaux s’est formé il y a environ 21 000 ans. En pleine dernière glaciation, donc, lorsque la planète vivait son dernier maximum glaciaire. À cette époque, le niveau des mers et océans était bien plus bas qu’aujourd’hui. Au large du Cap Corse, la Méditerranée se situait environ 112 mètres en dessous de son niveau actuel. L’emplacement de nos anneaux mystérieux n’était plus une plaine abyssale sombre, mais une zone proche de la surface, baignée de lumière, propice au développement de récifs coralliens comme en milieux tropicaux. Les anneaux du Cap Corse seraient en fait les vestiges fossiles de ces récifs préhistoriques, figés par le temps et la montée des eaux.
Reste à comprendre pourquoi ces récifs fossiles arborent cette forme circulaire parfaite et répétée, quasiment unique au monde.
Laurent Ballesta parle d’« un formidable concours de circonstances »: il a fallu une série d’événements exceptionnels, combinant géologie et biologie, pour façonner un tel paysage sous-marin. Parmi les explications envisagées, l’équipe retient le rôle d’une roche singulière présente sous le sable corse : la serpentine, vestige d’anciennes dorsales océaniques, très présente en Corse. L’altération de cette roche au contact de l’eau peut produire du méthane, un gaz parfois célèbre pour ses jaillissements spontanés – comme sur le site mythique de la Chimère en Turquie, où des flammes naturelles brûlent depuis l’Antiquité sur une montagne gorgée de gaz.
Or, il y a 21 000 ans, la chute du niveau marin a provoqué une baisse de pression sur les fonds du Cap Corse. Les chercheurs pensent que cette dépressurisation a pu libérer brutalement du méthane sous forme de geysers sous-marins. Imaginez des colonnes de bulles jaillissant du sol, soulevant sable et sédiments. Ces éruptions gazeuses auraient modelé des dômes de sable réguliers, comme autant de petits volcans sous-marins parfaitement ronds. C’est sur ces buttes symétriques qu’auraient ensuite prospéré les coraux et algues du récif, profitant de la faible profondeur et de la lumière abondante de l’époque glaciaire. Quand la glaciation a pris fin et que la mer est remontée, les coraux peu profonds ont peu à peu disparu, étouffés par le manque de lumière. Depuis environ 8 000 ans, ces structures circulaires, autrefois flamboyantes, dorment dans la pénombre à -120 m. Mais loin d’être des déserts, elles se sont muées en oasis pour de nouvelles espèces adaptées aux grandes profondeurs, qui ont colonisé les lieux une fois le niveau marin stabilisé. Voilà comment la nature, dans un subtil jeu d’équilibre, a créé puis transformé ces anneaux au fil des millénaires.
Les scientifiques tiennent donc une explication rationnelle à ce phénomène longtemps demeuré un casse-tête : les anneaux du Cap Corse sont le résultat d’une alliance improbable entre un soubresaut géologique (des geysers de méthane dessinant des buttes circulaires) et une réponse biologique (la croissance d’un récif corallien annulaire durant la dernière glaciation). Une hypothèse élégante qui semble lever le mystère... sans pour autant diminuer la fascination qu’il exerce. Car même en connaissant le comment, on ne peut qu’être émerveillé par le pourquoi : il a fallu la coïncidence quasi miraculeuse d’un événement climatique planétaire (la glaciation), d’une particularité géologique locale (la présence de serpentine et de gaz piégé) et de le struggle for life du vivant (des coraux bâtissant un récif circulaire éphémère) pour façonner ce paysage extraordinaire.
Ces anneaux du Cap Corse nous rappellent que nos mers proches restent en partie inexplorées. Ils illustrent l'importance de la recherche océanographique, de la conservation marine (y compris des éoliennes…) et de la curiosité scientifique. Tandis que les Nations Unies réuniront les décideurs du monde entier à Nice, ce mystère corse vient nous rappeler que c’est souvent sous nos pieds, ou plutôt sous notre mer, que se trouvent les plus grandes énigmes, dont les résolutions laissent entrevoir des progrès scientifiques et médicaux illimités et fascinants.
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