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Cette semaine, un hommage personnel au Pape François mais surtout trois histoires de pouvoir, avec une omniprésence de Machiavel en ces temps machiaveliens.
Bonne lecture, et à très vite après une pause à venir ces prochaines semaines !
Hommage partial au Pape François
Morto un Papa, se ne fa un’altro.
Parmi tous les proverbes découverts dans mon apprentissage de l’italien, celui-ci est probablement celui qui m’a le plus marqué. Par sa musicalité intraduisible, par son détachement apparent, par sa sagesse ironique à la limite de l’insolence, mais plus fondamentalement par sa confiance en la permanence de la civilisation et la continuité des institutions.
Le Pape est mort, un autre sera élu. Is that all there is ? comme le chante Peggy Lee.
Ce serait un peu court, et cette triste disparition appelle quelques commentaires nécessairement personnels et biaisés.
Tout d’abord, dans une future Histoire mondiale de la Corse, il sera donc inscrit que la dernière visite du Pape François eut lieu en Corse, le dimanche 15 décembre 2024, quelques mois avant sa disparition.
J’eus la grande joie d’être à Ajaccio pour cette journée inoubliable, où le Pape fit honneur à la Corse, où la Corse se fit honneur à elle-même, pour assister à la grande messe pontificale au Casone sous les yeux de la statue de l’Empereur. N’ayant point de photo à exhiber avec le célèbre défunt, comme certains le font toujours si élégamment en ce genre d’occasion, je ne partagerai qu’un souvenir, qui restera ancré à vie.
Avant la fameuse messe au Casone, eût lieu une cérémonie en plus petit comité en la Cathédrale d’Ajaccio, durant laquelle François prononça un discours devant les membres du clergé et des officiels, après qu’une chorale d’enfants et des chanteurs accueillirent le Saint-Père. Tout le secteur était bouclé pour des raisons de sécurité aussi évidentes que souhaitables. Nous eûmes toutefois la chance d’observer toute cette scène aux premières loges, des bureaux de nos amis les Versini, dont l’agence d’architecture donne sur la Cathédrale.
La cérémonie passée, nous vîmes donc repartir le Pape à quelques mètres de distance, assis à l’avant de sa FIAT blanche, s’échappant très lentement vers le front de mer. Il salua notre petit groupe qui l’applaudissait, debout sur la rambarde. Aux quelques mots enthousiastes clamés en espagnol par mon épouse, le Pape François nous adressa un regard bienveillant, très souriant, ainsi qu’un pouce levé tel une bénédiction simple et décontractée. L’espace d’un instant, mon regard croisait celui du Pape déambulant dans ma ville natale. Cela ne vaut assurément pas Hegel voyant en Napoléon l’âme du monde passer sous ses fenêtres, et je n’ai pas pour projet de finaliser l’écriture de La Phénoménologie de l’esprit, Dieu m’en garde, mais ces quelques bribes de seconde demeureront gravées dans ma mémoire et associées à des heureux moments familiaux. Et puis ce Pape n’a-t-il pas incarné aussi, à sa manière, l’âme du monde ?
Je confesse donc tout abandon d’esprit critique dans l’immédiat au sujet du bilan historique de ce pontificat.
Trois brèves remarques néanmoins, qui seront peut-être prétextes à de plus longs développements ultérieurs.
Le concept des périphéries, central dans le pontificat de François, me paraît visionnaire et fondamental. Si François prenait ce terme dans son sens social comme géographique, il est probable que la profonde reconfiguration géopolitique que nous connaissons va mettre en relief l’importance stratégique des périphéries. Il ne s’agit donc en rien d’un concept mièvre ou politiquement correct. Tout laisse à penser que des effondrements comme des opportunités vont provenir des périphéries ces prochaines décennies. Ce thème doit être pris au sérieux, et ce particulièrement en France où l’hypertrophie étatiste et jacobine induit une méconnaissance et un mépris des marges.
Je demeure à la fois sensible et intrigué par la manière dont ce Pape a rendu hommage à Blaise Pascal, à plusieurs reprises et principalement par sa lettre apostolique Grandeur et misère de l’homme. Cet hommage, que d’aucun ont même qualifié de réhabilitation, du premier pape jésuite à l’endroit de l’auteur des Provinciales apporte une lumière différente sur cet homme, à la pensée plus complexe que les commentaires paresseux veulent bien la résumer.
Il est naturel qu’au moment où l’actualité se concentre sur un même sujet, des voix cherchent à exister dans le débat en disant n’importe quoi. Deux axes constatés ces derniers jours en ce sens : d’une part la dénonciation des drapeaux en berne à l’occasion des funérailles du pape ce samedi au nom d’une vision de la laïcité aussi extensive qu’erronée, et d’autre part les accusations de wokisme (!) à l’encontre de François. Aussi opposées que soient les familles de pensée nourrissant ces polémiques, les deux traduisent un même nihilisme culturel, qui confond absolument tout. La seconde me paraît plus néfaste encore dans la mesure où elle prétend s’exprimer au nom d’une tradition chrétienne. Je conseillerai ainsi la lecture de la Lettre sur le rôle de la littérature publiée par François, qui exprime tout l’inverse de ce que sont le wokisme et la cancel culture.
En voici un court extrait.
“Comment pouvons-nous atteindre le cœur des cultures anciennes et nouvelles si nous ignorons, rejetons et/ou réduisons au silence les symboles, messages, créations et récits avec lesquels ils ont saisi, et voulu dévoiler et évoquer, leurs entreprises et idéaux les plus beaux, ainsi que leurs violences, leurs peurs et leurs passions les plus profondes ? Comment pouvons-nous parler au cœur des hommes si nous ignorons, reléguons et ne valorisons pas « ces mots » avec lesquels ils ont voulu manifester et, pourquoi pas, révéler le drame de leur vie et de leurs sentiments à travers des romans et des poèmes ?”
Loin des polémiques, cette une très réussie de la Gazzetta dello Sport, au lendemain de la mort de François.
Le Pape est mort. Un autre viendra. Mais ce jour-là, à Ajaccio, c’est l’éternité qui s’était invitée dans l’instant.
Da Empoli ressuscite Borgia
Puisque nous évoquons la papauté, un fils de Pape (!) refait parler de lui ces derniers temps : César Borgia, figure centrale du nouveau livre de Giuliano da Empoli, L'heure des prédateurs. Da Empoli, dans la continuité de ses deux précédents ouvrages Les Ingénieurs du chaos et Le Mage du Kremlin, développe une thèse largement convaincante sur le retour en force politique de la figure “borgienne”, telle que décrite par Machiavel dans Le Prince. Qu'est-ce que le fils d'un Pape de la Renaissance peut nous apprendre sur notre époque ?
Le prince aux mains sales
Il a impressionné Machiavel, inspiré des peintres et terrifié ses ennemis : César Borgia n’était ni un héros, ni un monstre, mais un homme de pouvoir, tel qu’il se fabrique à la Renaissance — et peut-être aussi à notre époque.
Fils illégitime du pape Alexandre VI, propulsé à la faveur d’une fortune familiale vaticane, César quitte la soutane pour le sabre. Il devient duc de Valentinois, condottiere, conquérant de la Romagne. Il pacifie par la terreur, impose l’ordre par l’ambiguïté, gouverne en stratège. L’épisode du lieutenant Ramiro de Lorca — exécuté par Borgia après avoir été chargé de semer la terreur — est resté célèbre. C’est le manuel du pouvoir cynique : faire exécuter le sale boulot, puis supprimer celui qui l’a fait, pour apparaître comme le sauveur.
Mais Borgia n’est pas qu’un tueur raffiné. Il piège ses ennemis, construit un État, fascine même ses adversaires. Et puis tout s’écroule : la mort du pape, la maladie, les trahisons, et l’exil. La fortune, qui l’avait hissé, le précipite au sol. Il meurt à 31 ans dans une escarmouche espagnole, vaincu non par ses ennemis, mais par le sort.
Dans Le Prince, écrit quelques années plus tard, Machiavel le souligne : César Borgia a tout fait pour réussir. Et il aurait réussi, si le destin ne s’en était pas mêlé. Machiavel ne voit pas en lui un modèle moral, mais un modèle d’efficacité. D’un réalisme glaçant mais lucide : le pouvoir ne se conserve pas avec des bons sentiments, mais avec une combinaison de virtù (volonté, audace) et de ruse. Borgia, c’est le lion et le renard. Ou tout du moins un modèle contemporain bien qu’imparfait dont Machiavel peut témoigner.
Il incarne ainsi ce que Machiavel expose cliniquement : le prince nouveau, l’homme du désordre fondateur, celui qui bâtit dans le chaos un ordre durable. Celui que les envieux et les beaux esprits dénoncent mais que les réalistes observent.
Giuliano da Empoli et le retour des Borgia
C’est cette figure que ressuscite Giuliano da Empoli dans L’heure des prédateurs. Il y voit revenir une époque borgienne : celle où la force, la peur et la ruse sont ouvertement redevenues des leviers légitimes pour conquérir et tenir le pouvoir. Exit les PowerPoints, place aux purges.
Da Empoli parle de “borgiens” pour désigner les nouveaux chefs selon lui carnassiers : Poutine, Trump, Bukele, Musk. Mais surtout Mohammed Ben Salmane (MBS), prince d’Arabie Saoudite, mi-renard mi-fauve. Son opération spectaculaire au Ritz-Carlton de Riyad, où il fit arrêter les notables du régime, en est le théâtre parfait : une mise en scène du pouvoir brut.
À l’instar de César Borgia, MBS joue sur la sidération. Purges, prisons dorées, poison ou scie à os : le message est clair, glaçant, efficace. Le chaos n’est plus l’ennemi, il est devenu l’instrument du contrôle.
De la poudre à canon à la poudre numérique
Le parallèle ne s’arrête pas à la cruauté. À la Renaissance, l’arrivée des canons a bouleversé l’ordre des petites républiques italiennes. Aujourd’hui, ce sont les algorithmes, les réseaux sociaux, l’IA qui redistribuent les cartes. Et les nouveaux Borgia ont bien compris comment les manier.
Ils manipulent les masses, instrumentalisent l’indignation, imposent leur récit. Ce ne sont plus des princes dans des forteresses, ce sont des storytellers en temps réel, bardés de serveurs et de stratèges numériques. Le monde est leur cour, et chaque tweet ou chaque story une proclamation.
La démocratie libérale, dans ce jeu-là, pourrait devenir l’idiot inutile : lente, scrupuleuse, tatillonne, et plus encore à mesure qu’elle s’enferme dans la bureaucratie. Pendant qu’elle débat ou qu’elle prétend réguler, les prédateurs agissent. Ils n’ont pas besoin d’idéologie : l’ambition suffit, surtout si elle s’associe à l’absence de surmoi. Aux démocrates et aux libéraux de montrer que la démocratie peut être forte et efficace. Après tout, dans démocratie, il y a demos, mais il y a aussi kratos, le pouvoir…
Da Empoli, dans ce nouvel essai brillant, nous rappelle ainsi que les leçons de la Renaissance sont peut-être plus actuelles que jamais, et que dans un monde numérique, chaotique et désorienté, le pouvoir revient souvent aux audacieux, même s’ils font peur.
Certains reprocheront à Da Empoli le manque de “solutions” pour contrer les prédateurs. Le reproche semble infondé : un moraliste a pour dessein de décrire les moeurs (ici politiques), pas nécessairement de les bouleverser.
Pour ma part, je lui reprocherais plutôt de ne pas davantage insister sur la dimension profondément républicaine de Machiavel : mantenere lo stato, le devoir premier du Prince est de préserver l'État, sans lequel il n'existe que guerre civile, tyrannie et chaos. C’est aussi au regard de cet impératif qu’il faudrait estimer les bilans politiques des prédateurs, vrais ou supposés, comme les bilans de ceux qui les ont précédés ou qui inscrivent leurs discours en opposition à eux.
L’heure des prédateurs n’en reste pas moins une lecture aussi salutaire qu’agréable.
Kylian Mbappé, ou quand Florentino devient peu florentin
Les enseignements de Machiavel étant sans fin, en voici un autre, développé dans le chapitre XX du Prince :
“Ce n'est pas une chose de peu d'importance pour un prince que le choix de ses ministres, qui sont bons ou mauvais selon qu'il est plus ou moins sage lui-même. Aussi, quand on veut apprécier sa capacité, c'est d'abord par les personnes qui l'entourent que l'on en juge.”
Cet enseignement vaut pour la politique, pour la vie en entreprise, mais aussi pour le football : le choix des hommes es essentiel et les dirigeants doivent mettre tout leur art et leur application dans le pouvoir de nomination.
S’il est bien trop tôt pour évaluer la carrière de Kylian Mbappé au Real Madrid, qui n’en est qu’à sa première saison chez les Merengue, l’honnêteté intellectuelle consiste à porter un regard très sévère, non pas tant ici sur le joueur en lui-même que sur son recrutement.
La saison passée, sans Mbappé, le Real a remporté tant le championnat que la Ligue des Champions, survolant ces compétitions, avec un effectif riche, une attaque jeune et flamboyante, et un grand équilibre, sous la direction de ce modèle d’entraîneur qu’est Carlo Ancelotti.
Pour des raisons ayant davantage à voir avec le marketing et l’hubris de son pourtant brillant président, Florentino Perez, le Real a tenu à recruter à prix d’or (certes pas de coût de transfert, mais une prime à la signature hors normes et un salaire du même accabit) une star mondiale, dans un secteur de jeu où l’équipe n’en avait nullement besoin. Mais Florentino Perez souhaitait probablement démontrer que nul ne pouvait résister à sa volonté, tout en humiliant le PSG au passage, sur fond de rivalité politique entre les deux clubs : Mbappé, l’un des joueurs les plus connus et désirés au monde, arriverait à Madrid sans indemnité de transfert, peu importe si le Real avait besoin ou non d’un joueur aux telles caractéristiques.
Bien que restant sur une saison victorieuse, le Real avait pourtant de réels besoins de recrutement, pour combler quelques départs ou pré-départs de joueurs aussi essentiels que vieillissants.
En imposant un choix peu sage, pour reprendre le mot de Machiavel, Florentino Perez a déstabilisé l’équilibre d’une équipe, par définition précaire. De réelles tensions sont apparues, l’organisation tactique s’est détériorée et les résultats sportifs ont baissé. L’entraîneur, chargé d’animer le collectif, en sera le premier à en faire les frais, malgré les excellents résultats obtenus jusqu’à l’an dernier, la gratitude n’étant pas la première caractéristique du milieu. Du temps a été perdu, ce qui n’est pas très grave pour un club comme le Real, mais tout le monde n’est pas le Real, et les reconstructions permanentes sont souvent incertaines.
Le Real s’en remettra, comme souvent. Quelques ajustements suffiront peut-être à redresser la barre dès la saison prochaine. Et nul ne peut donner de leçons à un président aussi victorieux que Florentino Perez. Mais cette affaire Mbappé rappelle une vérité intemporelle : dans l’exercice du pouvoir, un caprice n’est jamais anodin. Il devient une erreur de jugement, parfois coûteuse, toujours révélatrice. Même les plus grands empires vacillent quand leurs dirigeants confondent désir personnel et nécessité stratégique. Florentino aurait dû relire Machiavel avant l’été dernier : la première vertu d’un prince est de bien choisir ses hommes.
Toujours d'une extrême qualité je suis fan, et pour le coup vraiment ;)