Montaigne, Meloni et arbres parisiens
Morale des robots, équilibre italien et farce parisienne
Google a-t-il résolu ce que des siècles de philosophie n’ont pas réussi à trancher ?
L’Italie est-elle une nouvelle force d’équilibre en Europe ?
La Mairie de Paris se moque-t-elle de nous ?
Voici trois des questions que nous traiterons cette semaine dans notre lettre.
Montaigne, Google et la morale des robots
"Puisque les lois morales, qui concernent le devoir particulier de chacun envers soi-même, sont si difficiles à établir, ce n’est pas étonnant si celles qui gouvernent tant de particuliers le sont davantage." - Montaigne, Essais, Livre III, chapitre 13.
Si l’homme peine depuis des siècles à définir une morale universelle, Google pense avoir trouvé une solution pour ses robots. L’entreprise vient de franchir une étape dans la robotique avec Gemini Robotics, une IA capable de fusionner langage, vision et action physique. Plus fascinant encore : l’intégration d’un système baptisé ASIMOV, censé servir de boussole morale aux machines.
ASIMOV constitue une référence directe aux célèbres "Trois lois de la robotique" d’Isaac Asimov, qui indiquent que : 1) un robot ne doit pas blesser un humain ni, par son inaction, permettre qu’un humain soit blessé ; 2) un robot doit obéir aux ordres donnés par les humains, sauf si ces ordres entrent en contradiction avec la première loi ; et 3) un robot doit protéger sa propre existence tant que cette protection n’entre pas en conflit avec les deux premières lois., qui cherchaient à encadrer le comportement des intelligences artificielles dans ses romans. Google serait-il en train de transformer la science-fiction en réalité ?
Un bond en avant pour la robotique autonome ?
Jusqu’ici, l’IA brillait principalement dans les interfaces conversationnelles, comme ChatGPT. Mais avec Gemini Robotics, Google ambitionne de donner aux robots une compréhension du monde physique, leur permettant d’exécuter des tâches complexes sans programmation spécifique.
Démonstrations à l’appui, Google a montré des machines capables de plier du papier, enfiler des lunettes ou encore manipuler des objets en fonction de commandes vocales. L’objectif : un modèle adaptable à tout type de matériel robotique, évitant ainsi un entraînement fastidieux tâche par tâche.
Mais le véritable choc de cette annonce réside dans ASIMOV, une tentative d’intégrer des garde-fous moraux aux décisions des robots. L’IA pourra-t-elle réellement choisir entre le bien et le mal ?
L’illusion d’un "moral compass" ?
L'idée derrière ASIMOV est simple : présenter aux robots une multitude de scénarios potentiellement dangereux et les amener à ajuster leur comportement. Par exemple, si un humain tente de saisir un objet que le robot s’apprête à attraper, ce dernier devrait prioriser la sécurité et arrêter son geste.
En théorie, cela permettrait d’éviter les accidents bêtes, voire plus grave : une dérive incontrôlée des IA autonomes. Mais dans la pratique, on est encore loin de véritables "choix moraux". Le système repose avant tout sur une programmation prédictive et une gestion des risques basée sur des simulations.
On est plus proche d’un assistant de sécurité ultra-performant que d’une véritable conscience artificielle. Google DeepMind le reconnaît d’ailleurs : ASIMOV n’est qu’une première étape et il faudra des années pour perfectionner ces modèles.
Science-fiction et stratégie commerciale
Google ne s’en cache pas : la robotique est le prochain eldorado de l’IA. Après avoir pris du retard sur OpenAI et les chatbots, l’entreprise veut être en tête de la course pour intégrer l’IA dans le monde physique.
Pour l’instant, Google affirme ne pas vouloir commercialiser Gemini Robotics immédiatement… Mais qui peut croire qu’un géant de la tech va développer une telle technologie sans intention de la rentabiliser ?
Derrière l’annonce d’un "moral compass" pour robots, Google façonne surtout une stratégie de communication habile. En mettant en avant des considérations éthiques, l’entreprise anticipe les critiques et veut rassurer un public inquiet des dérives possibles de l’IA.
And the winner is…
Montaigne écrivait à la suite de l’extrait mentionné plus haut : "Considérez la forme de cette justice qui nous régit : c’est un vrai témoignage prouvant la faiblesse humaine, tant elle comporte de contradiction et d’erreur." Si l’homme lui-même peine à définir la morale, comment imaginer qu’un algorithme puisse y parvenir ?
L’idée d’une boussole morale pour robots fait rêver, mais il ne faut pas s’y tromper : ASIMOV est une technologie de gestion des risques, pas un juge de moralité. Le véritable enjeu n’est pas d’apprendre aux robots à "bien" se comporter, mais d’éviter les catastrophes qui pourraient compromettre leur adoption massive.
En somme, Google nous vend une éthique artificielle avant tout pour mieux contrôler la peur que ses propres innovations suscitent. La véritable morale de cette histoire est peut-être celle du marché, qui est loin d’être la pire.
Meloni, l’habile équilibriste
Parfois méprisée de ce côté-ci des Alpes, l’Italie est en train de reconquérir un rôle clé et particulièrement intéressant en Europe.
Tout d’abord, ses résultats économiques suivent une tendance très positive, comme le démontrent ses indicateurs 2024 avec :
Un excédent budgétaire primaire : L’Italie est le seul pays du G7 à avoir réalisé un excédent budgétaire primaire (c’est-à-dire hors paiement des intérêts de la dette) depuis le Covid, avec 9,6 milliards d’euros (0,44 % du PIB) d’excédent.
Une réduction du déficit public : de 7,2 % à 3,4 % du PIB, avec un objectif de 3 % en 2025.
Une balance commerciale excédentaire : L’excédent commercial a bondi à 54,9 milliards d’euros, contre 34 milliards en 2023. Hors produits énergétiques, il atteint même 104,5 milliards, un record depuis 1993.
Comme quoi, ce n’est pas impossible... Ces bons résultats sont aussi le fruit des réformes entreprises durant la décennie 2010 par les gouvernements Monti, Letta et Draghi, mais ils soulignent la bonne trajectoire italienne relancée par Meloni et sa majorité de centrodestra.
La crédibilité économique est souvent un préalable à celle géopolitique, une condition nécessaire mais pas suffisante. Le retour au premier plan sur la scène des relations internationales de l’Italie doit beaucoup à l’habileté de Giorgia Meloni, qui ne varie pas de sa position pro-business, pro-européenne et pro-atlantiste sur laquelle elle s’était faite aussi élire.
Ces derniers jours, Giorgia Meloni a pris position contre l’escalade des tensions commerciales entre l’Union européenne et les États-Unis, avertissant que des représailles tarifaires mutuelles risquent d’alimenter l’inflation et de peser sur l’économie européenne. Alors que Bruxelles prévoit d’imposer jusqu’à 50 % de droits de douane sur certains produits américains en réponse aux nouvelles taxes américaines sur l’acier et l’aluminium, Donald Trump menace d’appliquer un tarif de 200 % sur les exportations européennes d’alcool, y compris le vin italien.
La présidente du Conseil italien a appelé la Commission européenne à ouvrir des négociations urgentes avec Washington afin d’éviter ce qu’elle qualifie de "cercle vicieux" de mesures de représailles qui ne bénéficieraient à personne. "Ce n’est pas une bonne stratégie de céder à la tentation des représailles qui deviennent un cercle vicieux dans lequel tout le monde perd", a-t-elle déclaré devant le Parlement italien. "Nous devons travailler concrètement et de façon pragmatique à trouver un terrain d’entente et éviter une guerre commerciale qui ne profiterait ni aux États-Unis ni à l’Europe." Il est toujours rassurant d’entendre un dirigeant occidental défendre encore le principe du libre-échange…
Entre Washington et Bruxelles, une ligne de crête pour l’Italie
Meloni joue toutefois un équilibre délicat. Seule dirigeante européenne présente à l’investiture de Trump, elle maintient une relation privilégiée avec le président américain, tout en restant alignée sur les positions européennes concernant l’Ukraine. Elle a exprimé son soutien à l’idée d’une négociation pour mettre fin au conflit, ainsi qu’au rétablissement du partage de renseignements et de l’aide militaire à Kyiv après que l’Ukraine a accepté une proposition de cessez-le-feu de 30 jours.
Sur le plan commercial, elle met donc en garde contre les conséquences d’un bras de fer économique avec les États-Unis. Elle estime qu’un conflit tarifaire affaiblirait le pouvoir d’achat des Européens et inciterait la Banque centrale européenne à durcir encore sa politique monétaire, ce qui nuirait à la croissance économique.
Une vision italienne de la défense européenne
Si elle reconnaît la nécessité pour l’Europe de jouer un rôle plus important dans sa propre sécurité, Meloni rejette toute tentative de créer une alternative à l’OTAN. "Il est naïf, voire insensé, de penser qu’aujourd’hui l’Europe peut se passer de l’OTAN et du cadre euro-atlantique qui nous garantit la sécurité depuis 75 ans", a-t-elle affirmé.
Elle s’est aussi montrée sceptique face au projet "ReArm Europe" proposé par Bruxelles, qui prévoit de lever 150 milliards d’euros sous forme de prêts pour financer des investissements nationaux en matière de défense et assouplir les règles budgétaires de l’UE sur ces dépenses. Meloni juge cette initiative risquée pour un pays comme l’Italie, dont la dette publique dépasse toujours 135 % du PIB, et critique même le nom du programme, qui selon elle évoque une course aux armements peu souhaitable. Ses alliés de Forza Italie, dirigés par son vice-Premier ministre et ministre des Affaires étrangères Antonio Tajani, soutiennent le plan européen… Savant équilibre.
L’Italie, nouvelle voix de l’équilibre européen ?
Alors que la France et l’Allemagne adoptent une posture plus offensive face aux États-Unis, Meloni tente de se poser en médiatrice pragmatique, soucieuse d’éviter des conflits inutiles, qu’ils soient commerciaux ou militaires. En insistant sur la nécessité d’un dialogue avec Washington et en rappelant que la sécurité européenne dépend toujours du soutien américain, l’Italie cherche à peser dans le débat européen avec une approche réaliste et prudente.
Reste à savoir si cette recherche d’équilibre raisonnable peut être durable et efficace dans un contexte qui, raisonnable, l’est de moins en moins, et si elle tient stratégiquement assez compte de l’ampleur de la menace russe…
Paris vote, les arbres souffrent
Les Parisiens sont appelés aux urnes le dimanche 23 mars pour une votation locale : Pour ou contre végétaliser et rendre piétonnes 500 nouvelles rues dans Paris, réparties dans tous les quartiers ?
Loin de moi l’idée de me moquer du principe, très sain et démocratique, de ces votations, qui pourraient même se voir reconnaître des valeurs juridiques renforcées. Mais dans le cas présent, la question aurait pu être plus locale encore (comme ce fut le cas récemment dans le 17e), plus précise (quelles rues ?) et surtout moins hypocrite.
Qui peut s’opposer, dans l’absolu, à davantage de verdure ? Peut-être les sujets de la prochaine votation seront-ils : Souhaitez-vous plus de lumière du jour ? Préférez-vous de l’air respirable ou des fumées toxiques ? Sommes-nous donc dans un vote ou dans un - couteux - exercice de communication ? Cette mise en scène d’arbrisseau de dialogue démocratique cache mal une forêt d’hypocrisie monumentale.
Il faut pourtant le rappeler : Paris n’a jamais été aussi minéral. Depuis 15 ans, on nous vend des promesses de verdure et on nous livre des déserts de béton. Place de la République, Place de la Bastille… ces rénovations ont surtout consisté à offrir aux Parisiens de vastes et tristounes dalles où l’ombre est un concept révolu.
Pendant ce temps, les abattages d’arbres se multiplient, le plus souvent pour des raisons liées au manque d’entretien. Des centaines d’arbres, souvent vieux, grands et majestueux, sont abattus, et je pense notamment, dans le 6e arrondissement, au magnifique paulownia de la rue de Furstemberg et à ceux disparus qui trônaient à l’angle de la rue Vavin et de la rue Bréa. Ou encore à la célèbre glycine centenaire de Montmartre, tronçonnée sans que l’on sache pourquoi.
Le Champs-de-Mars quant à lui devient de plus en plus sec et dégarni, et, sans une opposition massive et déterminée, de hauts arbres proches de la Tour Eiffel auraient été abattus pour construire une bagagerie et des stands commerciaux.
Paris était bien plus vert par le passé, comme le rappelle cet excellent fil.
Renforcer la protection des arbres existant devrait constituer une priorité, quand on sait que, pour de pures raisons idéologiques tenant davantage du zadisme que de l’écologisme, et faisant fi de tout sens pratique comme de tout sens de l’esthétique, les grilles au sol protégeant les arbres ont été massivement retirées. Comme le soulignent les architectes Dominique Dupré-Henry et Tangui Le Dantec dans une tribune au Figaro, “les moyens alloués à l'entretien des arbres ne cessent de s'effondrer tandis que le budget d'investissement consacré à de nouveaux projets souvent très discutables se retrouve démultiplié.”
Oui, “végétaliser” 500 rues constitue une bonne intention, même si elle suinte la si technocratique culture du chiffre. Mais avant de poser la question aux Parisiens, peut-être aurait-il fallu leur expliquer pourquoi, en 15 ans, Paris a perdu autant d’arbres et s’est transformée en sauna minéral chaque été ? Peut-être faudrait-il s’interroger sur la cohérence d’une politique qui d’un côté prêche le verdissement et de l’autre finance des places et des avenues sans le moindre feuillage et maltraite les arbres existant ?
Face au laisser-aller et aux négligences, la préservation du patrimoine de Paris sera, espérons-le, une des enjeux majeurs de la prochaine élection municipale, dans un an. Et cela vaut aussi pour son patrimoine végétal.
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