Les nuits courtes se poursuivent. “L’insomnie, seule forme d’héroïsme compatible avec le lit.” Si Cioran dit vrai, les jeunes parents connaissent un temps d’héroïsme…
À moins que l’héroïsme ne consiste en supporter la rudesse du prochain, accentuée par la canicule des derniers jours. Ici tels voisins malotrus qui se plaignent des cris périodiques du nourrisson, là tels autres qui profitent de ce grand permis d’incivilité que devient la Fête de la Musique pour organiser une fête privée jusqu’à plus d’une heure du matin dans leur cour, faisant profiter tout le quartier de leurs voix graves s’ébrouant sur un répertoire allant de Patrick Sébastien à Dalida. Ils sauvent des vies par ailleurs, tant pis pour la politesse du soir.
“Dès l'aurore, dis-toi par avance : « Je rencontrerai un indiscret, un ingrat, un insolent, un fourbe, un envieux, un insociable (…).” Leonardo est bien trop jeune pour être sensible à Marc Aurèle. On lui apprendra en temps voulu ses préceptes.
En attendant, cette semaine, nous évoquerons, comme de fil rouge, les transformations des médias, et plus particulièrement notre rapport à l’information, ainsi qu’une rencontre au sommet au Vatican, pour terminer par un hommage à un grand philosophe du quartier, cité dès les premières lignes de cette introduction. Bonne lecture !
L’information en 2025
J’évoquais il y a deux semaines le rapport de Mary Meeker, qui chaque année décrit les mutations numériques avec de nombreuses données précises, cette édition soulignant la vitesse à laquelle l’IA transforme nos vies.
Une autre source périodique m’est précieuse pour nourrir mes cours à Sciences Po : le Reuters Digital News Report. Il s’agit d’une étude très sérieuse, menée dans 47 pays sur plus de 90 000 personnes, publiée sous le haut patronage de l’Université d’Oxford. L'édition 2025 ne fait pas exception : elle dessine avec précision les bouleversements à l’œuvre dans notre manière de nous informer. Quels sont les enseignements ?
L'évitement de l'information atteint un niveau record : 40 % des personnes interrogées dans le monde disent éviter les informations "parfois" ou "souvent". C’est le taux le plus élevé jamais mesuré. Tous les pays occidentaux tournent autour de cette moyenne : 46% des Britanniques, 42% des Américains, 36% des Français, 33% des Italiens. Une part non négligeable des citoyens sont donc en quelque sorte “sortis du système”, et s’informent peu ou pas du tout. Par dégoût ? Par irresponsabilité ? Par sagesse ultime ? Les hypothèses ne s’excluent pas nécessairement.
Cet évitement s’accompagne d’une très grande méfiance vis à vis des médias, dans des proportions assez variables selon les pays. Il n’est pas anodin de noter que la France présente l'un des niveaux de confiance les plus bas dans l'information (29%), en se classant à la 41e place sur 48 marchés couverts par l'enquête. Ce chiffre est en baisse significative par rapport aux 38% de 2015. Les Etats-Unis connaissent une situation semblable (30%). A l’inverse, dans les pays du nord de l’Europe, les taux sont bien plus élevés (67% de confiance en Finlande, autour de 55% au Danemark, en Norvège et en Suède), au Portugal également.
Remarquons aussi qu’en France, dans cette défiance devenue culturelle, la presse locale demeure la source d’information qui recueille le plus de confiance (61%). Logique prime à la proximité, de même que les hommes politiques qui suscitent le plus de confiance sont les maires… (enfin, pas tous, mais en général).
Pour les gens qui s’informent, les réseaux sociaux sont en train de supplanter les médias dit traditionnels. Pas une surprise, mais les chiffres le démontrent avec clarté.
Pour la première fois, aux Etats-Unis, la part des personnes déclarant s’informer par les réseaux sociaux et les plateformes vidéos (TikTok, Instagram, etc) a dépassé celles indiquant s’informer par la télévision ou par les sites web. Ne parlons même pas de la presse papier, dépassée par les réseaux sociaux depuis dix ans déjà.
La tendance est mondiale même si quelques disparités demeurent entre zones géographiques. Au Brésil et aux Etats-Unis, plus du tiers des interrogés affirment que les réseaux sont désormais leur principale source d’information. La proportion n’est qu’autour de 20% chez les Britanniques et les Français. Les taux sont naturellement bien plus hauts chez les plus jeunes. Plus de la moitié des Américains de moins de 35 ans déclarent s’informer avant tout par les réseaux sociaux.
Consolation pour les médias ? Malgré la défiance qu’ils provoquent, ils ne sont pas perçus comme le première source de propagation des fausses informations : seules 32% des personnes interrogées les considèrent ainsi. Les hommes politiques et les influenceurs les dépassent largement en la matière (47% pour chacun). Cela tombe bien, de plus en plus d’hommes politiques se comportent comme des influenceurs.
L'IA entre dans le jeu : 7 % des utilisateurs dans le monde s’informent désormais via des chatbots, 15 % chez les moins de 25 ans. Si l’IA suscite un intérêt pour la synthèse et la recommandation, elle est perçue comme moins fiable. Les terrains de l’étude datant du début d’année 2025, il est probable que ces chiffres soient en forte hausse pour la prochaine version du rapport, tant la part des jeunes publics utilisant désormais l’IA générative comme portail d’entrée (qu’il s’agisse de Chat GPT, Gemini, Perplexity ou d’autres) ne cesse de croître de manière spectaculaire, bouleversant l’économie du web.
Les enseignements de cet intéressant rapport sont naturellement beaucoup plus nombreux. L’ensemble est à consulter ici.
Malgré les innovations techniques et les nouveaux types de médias, dès lors qu’il s’agit d’information et de rapport à la vérité, le fonctionnement du cerveau humain demeure stable. Blaise Pascal l’avait bien résumé dans l’une de ses lumineuses pensées.
“On nous traite comme nous voulons être traités. Nous haïssons la vérité, on nous la cache ; nous voulons être flattés, on nous flatte ; nous aimons à être trompés, on nous trompe.” (Pensées, Brunschvicg 100)
Les Etats Généraux de l’Information ou toutes les initiatives de ce genre ne risquent pas d’y changer grand chose.
Al Pacino chez Léon XIV
La semaine passée, le plus grand acteur vivant, l’immense Al Pacino, rendait visite au Saint-Père, son compatriote de 15 ans son cadet.
Ce n’est pas la première fois qu’Al Pacino rencontre un pape. Dans le très injustement sous-évalué Le Parrain III, Michael Corleone eut des échanges très forts et profonds avec le cardinal Lamberto, dans la réalité le cardinal Luciani, juste avant que ce dernier ne se fît élire pape, de manière certes très éphémère, sous le nom de Jean-Paul Ier.
Rappel des faits : Michael Corleone, désormais âgé et rongé par la culpabilité, cherche à racheter ses fautes passées par l'intermédiaire de l'Église catholique. Cette démarche se manifeste notamment par la cérémonie à la cathédrale Saint-Patrick, où Michael reçoit une décoration papale pour ses œuvres de charité. Cette scène établit immédiatement la tension centrale du film : un homme qui tente d'utiliser les institutions religieuses pour blanchir son âme autant que sa réputation, sans toutefois que la réalité de sa foi soit mise en doute.
Le personnage de Michael incarne la contradiction fondamentale entre l'aspiration spirituelle et l'incapacité au repentir véritable. Comme l'explique le Cardinal Lamberto dans une métaphore saisissante : "Regardez cette pierre. Elle est restée longtemps dans l'eau. Mais l'eau ne l'a pas pénétrée. [...] La même chose est arrivée aux hommes en Europe. Depuis des siècles, ils sont entourés par le christianisme, mais le Christ ne les a pas pénétrés".
La scène de confession entre Michael et le Cardinal Lamberto constitue l'un des moments les plus puissants du film. Après trente ans de silence, Michael avoue ses péchés les plus terribles. Cette confession, lors de laquelle Michael s'effondre en larmes, révèle la profondeur de sa culpabilité et son désespoir face à l'irréparable.
Le Cardinal Lamberto, figure christique du film, lui offre l'absolution tout en prophétisant l'échec spirituel de Michael : "Vos péchés sont terribles, et il est juste que vous souffriez. Votre vie pourrait être rachetée, mais je sais que vous n'y croyez pas. Vous ne changerez pas". Cette prophétie soulignerait le thème central du film, outre sa critique de la corruption institutionnelle : la possibilité théorique de la rédemption face à l'impossibilité pratique du repentir authentique, ce qui ne peut se terminer qu’en tragédie.
L’échange entre Al Pacino et Léon XIV, aussi fort et sympathique fut-il, paraît en comparaison plus léger et moins tragique que celui entre Michael Corleone et le futur Jean-Paul Ier. Supériorité de la fiction.
30 ans sans Cioran
« Pour notre plus grand bien, il existe en chacun de nous un fanfaron de l’Incurable. »
Cette semaine, ce vendredi 20 juin, marquait le 30e anniversaire de la mort de l’un des plus réconfortants des philosophes, dont les mânes rôdent encore entre Odéon et le jardin du Luxembourg, ce cher Emil Cioran.
Cioran, né en Roumanie en 1911, est l’un des plus grand stylistes de la langue française du siècle passé. Arrivé en France en 1937, il renonce dix ans plus tard à écrire en roumain et décide de passer au français, ce qu’il vivra comme une « seconde naissance », qui lui permet aussi de rompre avec ses mauvaises idées de jeunesse.
Son français, appris sur le tard, est d’une pureté et d’une élégance remarquables. Cioran en joue avec un art consommé de la formule, s’inscrivant ainsi dans la grande tradition des moralistes français, maîtres de l’aphorisme dans la continuité de La Rochefoucauld et de Chamfort. Il revendique d’ailleurs cet héritage du style lapidaire et percutant plutôt qu’un système philosophique : pas de traités laborieux chez lui, mais des pages fulgurantes où chaque phrase fait mouche. Comme il le dira lui-même : « On n’habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c’est cela et rien d’autre. » Tout cela méritait bien l’absence totale d’hommages officiels. Tant mieux
Ses livres – notamment Syllogismes de l’amertume, La tentation d’exister, De l’inconvénient d’être né – regorgent de traits de génie cyniques et lucides, qui, par leur noirceur et leur humour désespéré, réconfortent et donnent à penser ou à sourire.
Petite sélection personnelle. Il y en a tellement que je m’en contenterai d’une dizaine.
“Est-il meilleur signe de civilisation que le laconisme ? S’appesantir, s’expliquer, démontrer, autant de forme de vulgarité.” (Ecartèlement)
“Quelques générations encore, et le rire, réservé aux initiés, sera aussi impraticable que l’extase.” (Syllogismes de l’amertume)
“Le secret de mon adaptation à la vie ? J’ai changé de désespoir comme de chemise.” (Syllogismes de l’amertume)
“Paris, point le plus éloigné du Paradis, n’en demeure pas moins le seul endroit où il fasse bon désespérer.” (Syllogismes de l’amertume)
“Il est incroyable que la perspective d’avoir un biographe n’ait fait renoncer personne à avoir une vie.” (Syllogismes de l’amertume)
“S’il me fallait renoncer à mon dilettantisme, c’est dans le hurlement que je me spécialiserais.” (Syllogismes de l’amertume)
“Toute indignation - de la rouspétance au luciférianisme - marque un arrêt dans l’évolution mentale.” (Syllogismes de l’amertume)
“Nos flottements portent la marque de notre probité; nos assurances, celle de notre imposture. La malhonnêteté d’un penseur se reconnaît à la somme d’idées précises qu’il avance.” (Syllogismes de l’amertume)
“Celui qui proclame la ”fin de la civilisation” ou de ”l’intelligence”, le fait par rancune contre un avenir qui lui apparaît hostile, et par vengeance contre l’histoire, infidèle qui ne daigne pas se conformer à l’image qu’il s’en était formée.” (Essai sur la pensée réactionnaire à propos de Joseph de Maistre)
“Les succès, les honneurs et tout le bataclan ne sont excusables que si celui qui les connaît sent qu’il finira mal. Il les acceptera donc uniquement pour, au moment venu, jouir pleinement de sa dégringolade.” (cité par Roland Jaccard dans son Dictionnaire du parfait cynique)
Très juste et vivifiant, n’est-ce pas ?
Mon affection particulière pour Cioran tient également au fait qu’il était du quartier.
Cioran a en effet passé l’essentiel de sa vie d’adulte dans le 6ᵉ arrondissement de Paris, épicentre de son univers d’exilé. Arrivé à Paris en 1937 avec une bourse d’études, il s’installe d’abord dans le Quartier latin et mènera pendant des années une existence frugale d’éternel étudiant. Il loge au mois dans de petites chambres d’hôtel bon marché, rue Racine ou rue Monsieur-le-Prince, et survit grâce aux facilités offertes aux étudiants fauchés : repas dans les cantines universitaires (le CROUS, bien avant l’heure), distributions gratuites de lait le matin… tout ce qui peut aider à tenir le coup. C’est d’ailleurs dans un restaurant universitaire qu’il rencontre en 1942 Simone Boué, agrégative d’anglais qui deviendra la compagne de sa vie. À deux, ils tirent le diable par la queue mais s’accommodent d’une bohème studieuse – Cioran n’ayant juré de ne jamais “travailler”, fuyant tout emploi fixe pour se consacrer à ses méditations Pendant près de deux décennies, le jeune Cioran écume ainsi les 5ᵉ et 6ᵉ arrondissements en habitué des bibliothèques, des bancs publics et des mansardes à loyer modique.
En 1960, à 49 ans, il décide enfin de se fixer quelque part. Ce sera au 21 rue de l’Odéon. L’adresse deviendra mythique pour ses lecteurs, mais le lieu en lui-même est tout sauf cossu : « un ensemble de chambres de bonne délabrées, sans eau ni électricité, et soumises à un dérisoire loyer de 1948 », racontera un ami. Niché sous les toits, l’appartement exigu (50 m²) oblige à se courber pour passer les portes, mais offre en contrepartie une vue imprenable sur les toits de Paris et surtout la proximité immédiate du Jardin du Luxembourg.
Cioran s’y sent chez lui : le Luxembourg est son domaine. Chaque matin, invariablement, le promeneur du Luxembourg quitte sa mansarde de la rue de l’Odéon et va arpenter les allées ombragées du parc, seul ou au bras d’un ami, tel un Kant de Saint-Germain-des-Prés. Il salue au passage les joggeurs et les habitués, bavarde cinq minutes avec une connaissance sur un banc, puis reprend sa déambulation méditative parmi les marronniers du plus beau parc de Paris. Jean-Paul Enthoven raconte ses balades avec Cioran dans un excellent récent épisode de Répliques.
À une dizaine d’années près, j’aurais pu l’y croiser, mais Cioran mourut le 20 juin 1995. Ses funérailles furent pour le moins cocasses. Clément Rosset en fit le récit dans un Cahier de l’Herne consacré à Cioran.
“L’enterrement de Cioran, qui eut lieu au cimetière Montparnasse en 1995, fut peut-être, pour moi qui y assistais un peu de loin, son chef-d’œuvre absolu quoique involontaire.
Madame Ionesco avait réussi à convaincre Simone, assez réticente, d’accorder à Cioran les honneurs funèbres prévus par le rite orthodoxe de Roumanie : messe ponctuée par le sermon d’un pope suppliant Dieu de pardonner à Cioran ses abominables écrits, enterrement au cimetière selon les rites stricts de l’Église roumaine qui prévoit, autour de la fosse encore vide, une théorie de bouteilles (remplies du fameux saint-émilion dont j’ai déjà parlé), ainsi qu’un certain gâteau des morts dont tous les assistants devaient manger un morceau arrosé d’un demi verre de vin.
Or, avant que le convoi funèbre ne soit parvenu au cimetière, les fossoyeurs, qui avaient remarqué la présence de victuailles déposées au bord de la fosse et les avaient prises pour une sorte de pourboire à eux destiné, en avaient consommé la moitié avant de mettre l’autre moitié à l’abri de leur cabanon, voyant l’assistance qui approchait. Interrogés, les fossoyeurs se contentent de remercier du cadeau, avant qu’on leur explique leur méprise.
Des négociations commencent alors à la porte du cabanon, qui butent sur un compromis dont les fossoyeurs en pleine révolte qui, sous l’emprise d’un meneur de choc, considèrent que le reste du butin leur appartient, ne veulent pas en démordre : ils rendront bien, si on l’exige, les bouteilles encore pleines et la moitié du gâteau ; mais cette brimade et ce « manque à gagner » aura pour contrepartie une autre brimade : ils n’enterreront pas Cioran. Grève illimitée du personnel du cimetière de Montparnasse.
Un accord fut long à trouver et je pus croire un moment que Cioran, qui en avait tant besoin, serait à jamais privé de repos éternel.”
En écrivant ces lignes, je pense à mon amie française d’origine roumaine de l’ESCP, Claire Alexandrescou. Elle avait un esprit “à la Cioran”, fait d’humour distancié, de faux cynisme, ce qui m’avait fait un temps penser qu’il s’agissait là d’un trait de caractère roumain. Elle était aussi gentille que brillante et espiègle. Elle est disparue tragiquement il y a bientôt quatre ans, avec son mari et son fils, juste après le baptême, dans un accident d’avion à Milan, ville où elle était partie vivre et s’installer. Je pense souvent à elle.
Absurdité tragique de l’existence qui nous rend plus encore attaché à l’essentiel de la vie, et qui rend la lecture de Cioran plus indispensable encore.
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