Sciences Po, Le Pape et le Groenland, Paul Deschanel
"Que peut-il bien y avoir sous la glace ?"
Cette semaine, nous avons organisé les voeux de David Lisnard à Paris. Sous le chapiteau du très joli Cirque Bormann, nous étions un millier et les travées étaient aussi combles qu’enthousiastes pour écouter le discours de David Lisnard centré sur l’idée de faire gagner la liberté pour faire gagner la France.
En cette semaine chargée donc, retour sur ma rentrée des classes à Sciences Po, digression sur les revendications groenlandaises de Donald Trump et considérations sur la santé mentale d’un président de la République suite à la vue d’une vieille couverture de magazine.
👨🏫 Sciences Po
En cette fin janvier, j’ai repris pour la huitième année consécutive le chemin de Sciences Po, où j’ai le plaisir d’enseigner le cours “Future of television”, avec - depuis l’an dernier - mon brillant ami Frédéric Josué. On y étudie les évolutions de la télévision et plus généralement des médias vidéo.
Ce cours de prospective a naturellement beaucoup changé en 8 ans et se renouvelle profondément chaque année. Songez que lors de la première “saison”, nous attirions l’attention des étudiants sur le succès croissant de l’application Musical.ly, qui fut quelques temps plus tard rachetée par le groupe chinois ByteDance, qui la fusionna avec son application TikTok, qui dès lors pris l’envol que nous connaissons aujourd’hui, malgré quelques soucis aux Etats-Unis. Depuis l’an dernier, nous parlons encore davantage d’intelligence artificielle, mais le coeur de la problématique du cours reste la même : en quoi les nouvelles technologies et les évolutions politiques changent-elle (ou non) notre façon de raconter le monde, qu’il s’agisse de fiction, d’actualité, de divertissement, de sport ?
Beaucoup est dit et écrit sur Sciences Po, souvent en partie à tort. Des comportements scandaleux, idéologiques, caricaturaux, intolérants d’une petite minorité d’étudiants ont pu ternir l’image de l’école, surtout lorsque des vacances ou des faiblesses de la direction ne mettaient pas fin à la dérive zadiste, ou pire, rajoutaient de la confusion. Des dangereuses inepties woke n’ont pas épargné cette institution universitaire française, comme elle a moins épargné encore des prestigieuses universités américaines. Et, plus largement, je fus en désaccord avec des décisions stratégiques passées, comme la suppression des concours, qui avait constitué une insulte à la méritocratie et qui a modifié l’identité de l’école.
Malgré tout cela, Sciences Po demeure un lieu d’excellence, qui continue d’attirer des étudiants brillants, curieux et travailleurs, voulant apprendre et construire une carrière. Ils sont la majorité et ne méritent pas d’être mis dans le même sac et tirés par le bas par une minorité déplorable qui n’a rien à y faire. Lorsqu’il m’est arrivé, ces derniers mois, d’entendre, à cause de la répétition d’événements et d’affaires médiatisées, “je ne veux plus recruter de Sciences Po”, je me suis ainsi toujours permis d’apporter une vive contradiction à ce propos lui aussi excessif et péremptoire.
Si je continue d’enseigner à Sciences Po, c’est certes pour garder un lien avec mon école; c’est pour m’efforcer de garder un contact constant avec les évolutions passionnantes du monde des médias et de la technologie; c’est aussi bien entendu par plaisir de faire cours et d’apporter une modeste contribution au devoir de transmission. Mais c’est enfin parce que le modèle de cette grande école est à protéger et même à restaurer.
Lorsqu’il fonda l’École libre des sciences politiques, Emile Boutmy souhaitait créer « un système organisé de haute culture ou, si vous voulez, de haute conformation libérale ». Il est temps de revenir à ces fondamentaux, redonner le souffle de la liberté à cette école et la recentrer sur sa vocation première : la science politique. Ce chantier immense demande un courage politique qui jusqu’à présent a pu manquer, mais qui semble revenir, si j’en crois les premières prises de parole et décisions de la direction.
Nous verrons bien ce que l’avenir réservera. En attendant, c'est avec enthousiasme et volonté renouvelée de m'inscrire dans la tradition de "haute conformation libérale" chère à Boutmy que je commence ce nouveau semestre.
🇻🇦🇬🇱 Le Pape, le Groenland (et l’IA)
La scène se passe au Vatican, la Première ministre du Groenland a audience avec le Pape Pie XIII.
Le Saint-Père étant en léger retard, la Première ministre échange avec le Cardinal Voiello, secrétaire d’Etat du Vatican, qui malgré les temps troublés, ne songe qu’à lui montrer, sur son téléphone portable, les meilleurs joueurs de Naples…
Pie XIII entre et l’audience peut débuter. Le Saint-Père, avec une pointe d'ironie, évoque d’abord sa propre apparence physique, avant d’inviter son interlocutrice à ne pas s’y attarder. Il lui demande ce qu’elle a apporté en guise de présent. La Première ministre du Groenland lui offre alors avec fierté un flétan, le plus grand capturé dans son pays la semaine précédente, soulignant qu’il représente le meilleur poisson de leur pêche. Le cardinal Voiello, en connaisseur, précise que ce poisson se déguste idéalement poché dans un bouillon léger, comme la pezzogna, terme napolitain qu’il traduit aussitôt en précisant qu’il s’agit de dorade.
La Première ministre offre également le disque d’une chanson interprétée par une chanteuse italienne nommée Nada, qui jouit d’une certaine popularité au Groenland. Le morceau s’intitule "Senza un perché", le Pape le fera écouter en fin d’audience. En retour, il lui remet une très belle croix, que la femme d’Etat nordique qualifie de merveilleuse.
Elle lui transmet ensuite les salutations de la communauté catholique de Nuuk, plus grande ville du Groenland, ce à quoi le Saint-Père répond, avec une assurance dont il est difficile de saisir le degré d’ironie, qu’il connaît tout de cette ville.
Le souverain pontife poursuit l’échange en mentionnant qu’il n’ignore pas que l’Église évangélique luthérienne du Groenland est dirigée par une femme évêque, Sofia Petersen, que la Première ministre décrit comme une femme remarquable. Le Pape, dans sa sagesse facétieuse, lui précise que tous les évêques sont remarquables.
Il s’ensuit une conversation plus géopolitique, trouvant un écho très particulier dans notre contexte actuel, qui voit se multiplier les revendications de Donald Trump sur le Groenland, qui, rappelons-le, demeure constitutif du royaume du Danemark. Nous retranscrivons l’échange in extenso.
Le Pape : Saviez-vous que ce fut le pape Pascal II (NdT : 1099-118) qui nomma le premier évêque du Groenland ? Dans un endroit qui, comme vous le savez très bien, fait techniquement partie de l'Amérique du Nord, et ce, quatre siècles avant Christophe Colomb ?
La Première ministre du Groenland : Je le savais, Saint Père.
Le Pape : L'Église catholique fut la première à arriver au Groenland.
Mais les premier arrivés ne demeurent pas nécessairement toujours les premiers.La Première ministre du Groenland : Je suis d'accord, Saint Père.
Le Pape : Au Groenland, nous, catholiques, sommes comme les Amérindiens.
Nous sommes arrivés les premiers et ensuite nous avons été confinés dans des réserves.La Première ministre du Groenland : Je suis d'accord, Saint Père.
Le Pape : Vous êtes une femme qui a tendance à être d'accord. Ne vous inquiétez pas, Madame la Première Ministre. Je ne vous demanderai rien pour notre petite communauté au Groenland. Je voulais simplement vous rappeler que nous, catholiques, étions là les premiers. Tous les autres sont des invités. Je ne veux pas que vous l'oubliiez.
La Première ministre du Groenland : Je ne l'oublierai pas, Saint Père.
Le Pape : Très bien !
Maintenant, je vous demande, s'il vous plaît, de satisfaire ma curiosité déplacée. Puisque votre pays ne dégèle jamais, je me demande : que peut-il bien y avoir sous la glace ?La première ministre du Groenland : Les experts pensent que le Groenland n'est pas une île, mais un archipel d'îles. Mais ce n'est qu'une hypothèse. Comme vous le dites : le pays ne dégèle jamais et personne ne peut voir ce qu'il y a là-dessous.
Pape : Je pense que les experts se trompent.
La Première ministre du Groenland : Vraiment, Saint Père ?
Le Pape : Oui. Sous toute cette glace, il pourrait y avoir Dieu.
Il n’est pas absolument certain que, derrière les revendications de Donald Trump, se cache une recherche du divin sous la glace groenlandaise. Mais nous laissons aux lecteurs le soin de méditer la leçon aussi mystique que politique de Pie XIII, remarquablement interprété par Jude Law dans cette brillante et sublime série que fut The Young Pope, de Paolo Sorrentino, toujours disponible sur MyCanal.
Cette semaine, pour ma part, j’ai eu l’honneur d’échanger quelques heureux instants avec un autre homme d’Eglise, bien plus réel - et qui sait ? un futur Pape : le Cardinal Bustillo. Il ne s’est pas agi de trouver Dieu sous la glace, mais plutôt dans l’Intelligence Artificielle. La discussion est à poursuivre…
🚂 Paul Deschanels
Si je n’ai jusqu’ici jamais songé à quitter X/Twitter, c’est notamment pour certaines curiosités que l’on peut trouver au hasard de l’algorithme.
Ainsi, je tombe parfois sur des vieilles, voire très vieilles, unes de journaux ou magazines, que l’on peut découvrir aussi en se baladant sur les quais de Seine grâce aux bouquinistes.
Samedi dernier, le 25 janvier, je tombai donc sur celle-ci, provenant du supplément illustré du Petit Journal, 105 ans après sa parution, le dimanche 25 janvier 1920.
Cette une est très cruelle quand on connaît la suite. Ce « nouveau président de la République », Paul Deschanel, car c’est de lui qu’il s’agit, démissionnera à peine 9 mois plus tard, après un mandat aussi court que chaotique. Cela mérite quelques commentaires.
Qui était Paul Deschanel ? Brillant orateur, académicien, il a marqué les esprits par son éloquence et sa stature d’homme d’État. Pourtant, c’est en outsider qu’il s’impose face à Clemenceau, le « Père la Victoire », lors des élections présidentielles de janvier 1920.
Sa victoire est une surprise. Clemenceau, héros de la Première Guerre mondiale, figure républicaine tutélaire, président du Conseil en exercice, était le favori. Mais son caractère autoritaire lui attire des inimitiés. Deschanel, plus consensuel, fédère les suffrages des parlementaires.
Avant d’accéder à l’Élysée, Paul Deschanel connut un parcours politique exemplaire. Conseiller général pendant 25 ans, député d’Eure-et-Loire, pendant 35 ans, il avait également présidé la Chambre des députés durant une dizaine d’années. Un élu enraciné, reconnu pour son travail et son style.
Mais dès son arrivée au pouvoir "suprême", les choses se compliquent. Deschanel est rongé par l’anxiété et la dépression. Surmené, il se heurte à l’impuissance institutionnelle d’une présidence sans réel pouvoir sous la IIIe République. Cette désillusion aggrave sa fragilité déjà bien réelle.
« Ce peuple m’acclame mais je ne suis pas digne de lui », affirme Paul Deschanel dans la voiture qui le conduit au palais de l’Élysée après sa victoire. « Ces murs m’écrasent » aurait-il dit, une fois en fonction.
L’épisode du train demeure l’image la plus célèbre de son mandat. En mai 1920, lors d’un voyage officiel, il chute d’un train en pleine nuit, près de Montargis. Il est retrouvé par un cheminot, qui le prend pour un ivrogne, hagard et en pyjama. Légèrement blessé, il se fera soigner chez un gare-barrière, avant que la gendarmerie ne vienne le rechercher. L’incident pour le moins cocasse devient le symbole d’un président fragilisé et tourné en ridicule dans les journaux.
Sous pression, Paul Deschanel démissionne en septembre 1920. Incapable de surmonter la charge psychologique de son mandat, il quitte l’Élysée après seulement 9 mois. Mais il tente un retour en politique en 1921, devenant sénateur.
« Il a un bel avenir derrière lui ». C’est ainsi que son "rival" de toujours, Clemenceau, saluera cette démission, dans un de ses bons et méchants mots resté célèbre.
Paul Deschanel meurt en 1922, à l’âge de 67 ans. Sa carrière, longue et riche, restera marquée par un mandat bref et mouvementé, mais aussi par son engagement pour des causes sociales et son amour des lettres. C’est cependant grâce à l’accident du train que sa renommée demeure…
L’histoire de Deschanel illustre la dramaturgie du pouvoir : un homme brillant qui “explose” dès qu’il atteint le sommet. Son échec souligne, si besoin en est, l’importance du caractère au pouvoir et plus généralement de la santé mentale, en politique comme dans tout. Briller dans l’ascension ne garantit pas de supporter la solitude et la pression du sommet. Rien n’est plus précieux que la santé, y compris mentale.
🗞 Saines lectures/écoutes
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