Digressions trumpiennes, Jacques Garello et David Lynch
Spectacle, géopolitique et hommage à deux esprits libres
“E pur si muove !” - “et pourtant, elle tourne” - cette formule attribuée à Galilée aurait pu être le titre général de cette lettre. Cette semaine, nous avons revu Donald Trump à la Maison Blanche et dit adieu à des esprits amis.
🏛 Trump, Debray et les Capitol’s Folies
“Mais comment est-ce possible ?” ou encore “Qui aurait pu imaginer… ?”
Huit ans après sa première victoire à l’élection présidentielle, deux mois après sa nette revanche électorale, Donald Trump continue de constituer, pour qui ne veut pas voir les faits, une source absolue d’incompréhension ainsi qu’un pratique défouloir, particulièrement actif en cette semaine de cérémonie d’investiture.
Ces quelques lignes, écrites au lendemain du 5 novembre, dans l’Obs sous la plume de la chroniqueuse Maya Goyet, sont à ce titre représentatives d’une incrédulité à la fois sectaire et sentencieuse :
“Comme chacun, je me demande comment on peut avoir voté pour Trump. Comment est-ce tout simplement possible de donner sa voix à quelqu’un qui n’est que vulgarité, muflerie, bassesse, violence, histrionisme, arrogance et bêtise. Il y a quelque chose qui m’échappe, qu’aucune explication sociologique, historique, culturelle, économique ni politique ne viendra éclairer.”
Un “Comment peut-on être trumpiste ?” dans l’Obs (et ailleurs) en lointain successeur du “comment peut-on être Persan ?” des Lettres persanes. Il est vrai que nous avons toute légitimité en France pour nous faire les arbitres des élégances politiques internationales étant donné le caractère aussi brillant qu’efficace de notre classe politique depuis quelques décennies.
Comment Trump est-il possible ? Pour qui veut voir et comprendre, au-delà des anathèmes, la documentation est pourtant riche et étayée, de Mark Lilla La gauche identitaire: L'Amérique en miettes à mon ami Jérémie Gallon qui dans son brillant premier essai Journal d’un jeune diplomate dans l’Amérique de Trump expliquait bien, in situ, la déconnexion d’une partie de l’élite face à une grande partie de ses concitoyens.
Une des clés de compréhension les plus justes et lapidaires du “choc Trump” me semble avoir été donnée par Régis Debray, grand connaisseur des Etats-Unis tant il les déteste cordialement. Court passage extrait de son excellent Civilisation: Comment nous sommes devenus américains (2017).
Ceux qui s'étonnent de voir des rustres et des showmen installés à la Maison-Blanche devraient relire leur manuel d'histoire romaine. Les Octave Auguste, Hadrien et Marc Aurèle furent des exceptions, comme les Roosevelt, Kennedy et Obama. Commode était un histrion culturiste, Héliogabale allait au bureau habillé en femme. Accédaient à la pourpre non des cultivateurs de cacahuètes ou des vedettes de la télé-réalité, mais des danseurs, des cochers, des coiffeurs. Caracalla était fou, mais étendre la citoyenneté romaine à tous les hommes libres de l'Empire (212) fut une idée très sage. Et pourquoi le capitaine, qui n'est jamais assis que sur son cul, échapperait-il au trinôme qui nous gouverne tous autant que nous sommes, Lubricité, Cupidité, Vanité? Les Capitol's follies n'ont jamais empêché l'empire d'atteindre ses buts de guerre.
“Les Capitol’s follies n’ont jamais empêché l’empire d’atteindre ses buts de guerre.” Il serait temps que l’on retrouve en Europe une logique d’empire et des buts de guerre - dans les sens les plus pacifiques et libéraux de ces mots, cela va de soi - qui aillent au-delà de la régulation des ports USB et des bouchons de bouteille. À voir si cela sera une question d’années, de décennies ou de siècles.
🤝 Le nécessaire renouveau de l’Alliance Transatlantique
Parmi les éléments regrettables du discours de politique générale de François Bayrou, une phrase m’a particulièrement déplu : « nous avions des alliés ». En parlant des Etats-Unis, au passé. Je considère au contraire que les Etats-Unis sont toujours nos alliés et que cette alliance entre les Etats-Unis et l’Europe, et la France en particulier, est plus que jamais nécessaire, quel que soit le résident de la Maison Blanche.
La relation transatlantique demeure un pilier fondamental pour répondre aux défis globaux contemporains. Mais comment renforcer cette alliance dans un contexte de tensions croissantes avec la Chine et d’autres empires aux visées expansionnistes ?
Un article récent publié par l’Atlantic Council, intitulé « Securing a Free and Open World: A US-EU Blueprint to Counter China and Russia », écrit par Kaush Arha, Peter Harrell et Jörn Fleck, offre des pistes très intéressantes, que je partage pour l’essentiel. Dans un contexte géopolitique tendu, il propose une stratégie commune pour l’Europe et les États-Unis afin de contrer les ambitions des puissances autoritaires.
Il faut le lire attentivement quand on sait l’influence de l’Atlantic Council sur la politique étrangère américaine.
Les auteurs mettent en avant cinq axes d'efforts principaux :
Les capacités industrielles et de défense transatlantiques
Les auteurs insistent sur la nécessité d'une résolution rapide et juste de la guerre en Ukraine afin de renforcer l'Europe comme l'OTAN.
Ils préconisent que la Commission européenne contribue aux dépenses de l'OTAN et travaille avec les États membres de l'UE qui font partie de l'OTAN pour atteindre les objectifs de dépenses en matière de défense. L'UE aurait un avantage comparatif dans la réalisation d'investissements à l'échelle du continent.
Les auteurs soulignent l'urgence de renforcer la production de défense transatlantique. Ils identifient quatre domaines prioritaires pour les investissements conjoints et le codéveloppement :
La préparation et approvisionnement en munitions : augmenter la production de munitions, en particulier d'artillerie de précision à longue portée.
Un bouclier aérien et des intercepteurs de nouvelle génération : développer des mécanismes de défense aérienne de pointe.
La sécurité des infrastructures critiques sous-marines : utiliser des submersibles sans équipage pour protéger les câbles numériques et les pipelines.
Un renforcement de la sécurité dans l’extrême-Nord : développer des capacités spécifiques dans l'Arctique, en particulier pour les brise-glaces, les sous-marins et les forces aériennes.
Enfin, ils estiment qu'il serait approprié que l'Europe constitue une force de maintien de la paix en Ukraine, avec un soutien de l'OTAN et des États-Unis.
Une sécurité énergétique
Les auteurs soutiennent que l’indépendance énergétique est essentielle pour la prospérité et la sécurité transatlantiques.
Ils proposent un pacte de sécurité énergétique et de transition entre les États-Unis et l'UE, avec quatre axes d'action :
Gaz naturel : augmenter l'approvisionnement américain en gaz naturel vers l'Europe à des prix compétitifs. Cela nécessite que les États-Unis s'engagent à fournir du gaz et que l'Europe construise des terminaux d'importation de GNL.
Énergie nucléaire : développer des installations et technologies nucléaires, notamment des petits réacteurs modulaires (SMR) et des microréacteurs.
Énergies renouvelables : reprendre le terrain perdu face à la Chine sur les marchés mondiaux et les chaînes d'approvisionnement en équipements d'énergie renouvelable.
Technologies énergétiques du futur : renforcer la recherche et les investissements dans les technologies énergétiques du futur (fusion, hydrogène)
Sur ce sujet de l’indépendance énergétique, je conseille Rompre avec la Russie: Le réveil énergétique européen, limpide essai d’Adina Revol.
Des accords économiques sectoriels
Nécessité de coordonner les mesures de sécurité économique dans les secteurs critiques (semi-conducteurs, acier, minéraux critiques, produits pharmaceutiques).
Les accords sectoriels devraient permettre de renforcer la sécurité économique collective en alignant les normes industrielles, en facilitant l'accès mutuel aux marchés publics, en coordonnant les investissements et les échanges, et en utilisant des outils de sécurité économique tels que les tarifs douaniers, les quotas et le contrôle des exportations.
Une avance technologique à amplifier
Les auteurs estiment qu'il est crucial pour les États-Unis et l'Europe de maintenir et d’amplifier leur avantage technologique face à leurs concurrents.
Ils insistent sur la nécessité de coordonner les réglementations sur les technologies émergentes comme l'intelligence artificielle, l'informatique quantique et la biotechnologie.
Il est également important de protéger l'intégrité des technologies de communication existantes (équipements de télécommunications, véhicules et appareils connectés, cloud), cf notamment les enjeux de cybersécurité que nous évoquions la semaine dernière.
Infrastructure et connectivité
Il s’agit de l’un des points majeurs de la note. Le dessein global de cette nouvelle stratégie de coopération transatlantique : promouvoir et étendre les "espaces libres et ouverts" pour connecter les continents.
Il convient selon les auteurs de relier ces espaces à travers des corridors économiques sûrs et pacifiques tels que :
Le Free North : Les changements climatiques et les activités hostiles croissantes dans l’Arctique offrent une opportunité inédite de coordonner les efforts entre les États-Unis, le Canada, le Groenland, l’Islande, ainsi que les pays nordiques et baltes, pour améliorer la connectivité et les réseaux de sécurité dans cette région.
Une connectivité coordonnée entre les mers Baltique, Noire et Adriatique : De l’Estonie à la Grèce, l’Initiative des Trois Mers réunit treize nations d’Europe orientale pour développer des infrastructures de transport, d’énergie et de numérique. Une implication accrue de l’Ukraine et de l’Italie pourrait renforcer cette entreprise.
Une Mer Noire libre et ouverte : Priorité transatlantique pour améliorer les capacités des États riverains de la mer Noire en matière de protection des infrastructures, de liberté de transit commercial et de développement d’infrastructures maritimes et énergétiques. Le Danube joue ici un rôle crucial.
Le corridor Europe-Caucase-Asie centrale : Un nouvel élan en Asie centrale offrirait des opportunités pour établir des connexions physiques et numériques solides entre le Caucase, l’Europe et au-delà. D’autant plus que l’Asie centrale possède des ressources naturelles stratégiques.
Le corridor économique Inde-Moyen-Orient-Europe : Ce corridor vise à relancer le commerce indo-méditerranéen, historiquement central depuis l’Antiquité, avec une participation active de l’Inde, des nations du Golfe et de l’Europe.
Ces projets majeurs devront être financés par des capitaux privés et des partenariats public-privé innovants, avec une coordination entre les institutions financières de développement américaines et européennes.
"Une initiative coordonnée entre les États-Unis et l’Europe pour relier les espaces libres et ouverts de l’Arctique à la région indo-pacifique dynamiserait l’économie européenne, élargirait les opportunités d’investissement et de marché pour l’industrie américaine, renforcerait la sécurité transatlantique et transmettrait l’image d’une alliance transatlantique robuste et solidaire à l’échelle mondiale."
En conclusion, cet article souligne une évidence parfois oubliée : l’Europe et les États-Unis, lorsqu’ils coordonnent leurs actions, ont les moyens de maintenir un monde libre et ouvert. L’enjeu est d’ancrer ce partenariat dans des institutions plus solides, à l’image d’un Conseil stratégique américano-européen. C’est à cette condition, nécessaire mais non suffisante, que le XXIᵉ siècle échappera à la domination des régimes autoritaires.
⚫️ Jacques Garello et David Lynch
Jacques Garello nous a quittés le 16 janvier. Ce grand professeur était, pour reprendre les mots des profonds hommages de l’IREF, “un inlassable combattant du libéralisme.” Il a été un grand passeur de la pensée libérale en France, remettant sur le devant de la scène intellectuelle et universitaire des économistes et penseurs comme Say ou Bastiat, tout en introduisant l’Ecole autrichienne. Comme le souligne Jean-Philippe Delsol :
“Son libéralisme n’était pas un « économisme », mais une philosophie de la vie et de l’action. Il défendait la liberté humaine comme le moyen pour chacun de réaliser ses fins, de vivre dignement, de s’accomplir. Son carré magique réunissait dignité, liberté, responsabilité et propriété.”
Jacques Garello a formé et influencé plusieurs générations d’universitaires, d’essayistes, d’entrepreneurs engagés, de personnalités politiques, qui seront nombreux ce jour à honorer sa mémoire à Marseille. Mon père l’a eu comme professeur. J’ai eu le grand plaisir de le connaître et d’échanger avec lui, notamment lors des dernières universités des libéraux à Aix-en-Provence l’été dernier. Il était une personnalité aussi truculente qu’attachante. Quelques jours avant son décès, il cosignait une tribune, Moins d’impôts pour plus de croissance, avec David Lisnard, qui lui a rendu un bel hommage. Son fils, Pierre Garello, poursuit ce combat avec de nombreux autres.
David Lynch est parti à quelques heures d’intervalle. Je ne le connaissais bien entendu pas personnellement, même si, comme souvent avec les artistes qui nous accompagnent, nous croyons les connaître. Mulholland Drive (2001) fut un de mes premiers chocs cinématographiques “contemporains”. Je retiens ce film comme l’un plus fascinants de notre siècle qui a déjà 25 ans, avec La Grande Bellezza de Sorrentino et Interstellar de Nolan. Et puis surtout, de très bonnes et nombreuses heures nocturnes furent passées dans le lieu que Lynch avait imaginé à Paris, Le Silencio, rue Montmartre.
Si nous voulons nous prêter au jeu de Plutarque et de ses Vies parallèles, très peu d’éléments semblent a priori réunir Jacques Garello et David Lynch. Ce dernier avait même affirmé son soutien à Bernie Sanders en 2016… Pourtant, leurs quêtes respectives sont unies par un fil conducteur puissant : une réflexion sur la liberté et l’introspection.
La liberté comme moteur
Jacques Garello a consacré sa vie à défendre l'idée que la liberté individuelle était la clé de la prospérité et du progrès. Inspiré par les grands penseurs libéraux comme Bastiat et Hayek, il voyait dans la décentralisation du pouvoir, dans le respect des choix individuels et dans la responsabilité personnelle les piliers d'une société épanouie. À l'inverse, il redoutait l'étatisme et la bureaucratie, ces engrenages d'un système qu'il jugeait étouffant pour l'initiative humaine.
David Lynch, lui, abordait la liberté sous un autre angle. Ses films, souvent oniriques et perturbants, mettent en scène des personnages en quête d'émancipation. Dans Une histoire vraie, par exemple, la quête de liberté se matérialise à travers un voyage simple mais bouleversant, celui d'un homme traversant l'Amérique sur une tondeuse à gazon pour renouer avec son frère. Dans Mulholland Drive ou Blue Velvet, la liberté est un combat contre des forces obscures—à la fois extérieures et intérieures. Lynch explorait les labyrinthes de l'esprit, suggérant que la véritable libération ne peut être atteinte sans une confrontation avec nos propres démons.
Ces deux visions—économique et psychologique—se complètent. Chez Garello comme chez Lynch, la liberté n'est jamais acquise ; elle est un effort constant, une reconquête perpétuelle.
L'introspection comme outil de transformation
Jacques Garello était certes aussi un homme de chiffres, mais son discours était avant tout une invitation à réfléchir. Comment éviter les pièges d'un paternalisme économique ? Comment responsabiliser l'individu sans le désemparer ? Ces questions, bien qu'ancrées dans les dynamiques sociales et économiques, appelaient à une introspection collective : sommes-nous prêts à abandonner le confort des certitudes imposées pour prendre les rênes de notre destin ?
C'est d'ailleurs cette introspection qui constitue un des fondements méthodologiques de l'École autrichienne d'économie, que Garello a largement contribué à faire connaître en France. Contrairement aux approches strictement quantitatives, l'École autrichienne privilégie l'analyse des motivations humaines, des préférences individuelles et des processus de décision. Cette démarche, ancrée dans une compréhension profonde des choix personnels, reflète une volonté de replacer l'humain au centre des dynamiques économiques.
L'introspection était également au cœur de l'art de David Lynch. Grand adepte de la méditation transcendantale, il considérait la création artistique comme une plongée dans l'inconscient, un espace où résidait la source même de l'inspiration. Lynch voyait chaque œuvre comme une opportunité d'explorer les multiples couches de la psyché humaine, où se cachent nos peurs, nos désirs inavoués et nos contradictions. Ses films sont truffés de symboles, d'énigmes et de dimensions parallèles, reflétant cette volonté de dépasser la surface des choses pour explorer les réalités cachées. Il considérait que c'est en sondant cet inconscient collectif et personnel que nous pouvons réellement nous comprendre, une démarche qui rejoint, d'une manière presque mystique, la recherche de vérité et de liberté qui transcendait son travail.
Une rencontre improbable, mais essentielle
Que peut-il rester de ces deux héritages ainsi mis en parallèle ? De Jacques Garello, l'idée que la liberté individuelle n'est pas une abstraction mais une condition nécessaire à toute société juste. De David Lynch, l'intuition que nos choix et nos perceptions sont dictés par des forces que nous devons apprendre à connaître, voire à apprivoiser.
Dans un monde souvent dominé par des narratifs uniformisants, Garello et Lynch rappellent à leur manière qu'il n'existe pas de liberté sans responsabilité, et pas de responsabilité sans une exploration sincère de soi et du monde. Leur message commun est clair : la liberté authentique n'est pas un privilège passif, mais un engagement actif envers nous-mêmes et les autres. Elle exige une vigilance constante, un courage face à l'inconnu et une volonté d'accepter les conséquences de ses choix—qu'ils soient économiques, culturels ou existentiels. Ainsi, Garello et Lynch, chacun dans leur domaine, nous invitent à être les artisans de notre propre liberté.
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Au sujet des constructions d’espaces ouverts que tu relaies, me revient la maladroite idée de Guenot/Sarko sur l’Union Méditerranéenne qui projetait l’Europe et la France vers l’Afrique, mais qui avait le mérite de remettre à l’agenda l’Afrique où se disputent les influences américaines, russes et chinoises. L’Europe dont on voit bien le recul d’influence à travers la mauvaise passe française, ne peut en être absente.