Ce billet ne sera pas un pastiche du récit de voyage de Stendhal. Le hasard des lectures, de sortie cinéma et de calendrier me mène virtuellement cette semaine vers ces trois villes italiennes, pour quelques divagations politiques et culturelles.
Mais avant de partir vers l’Italie, je m’en voudrais de ne pas vous relayer une invitation pour un important colloque de l’IREF qui se déroule le mercredi 2 avril et qui s’annonce passionnant par son thème comme par la grande qualité des intervenants : « Réduire les dépenses publiques, réduire le périmètre de l’État ».
Loin des postures de communication, cette journée de présentations et de débats abordera avec sérieux et profondeur la question du périmètre de l’Etat, au moment où cet enjeu demeure plus fondamental que jamais dans le contexte géopolitique, économique et sécuritaire que nous connaissons. Toutes les informations ici. Au plaisir de vous y croiser.
Rome : Machiavel et le mérite
Comme évoqué dans un précédent billet, les Discours sur la première décade de Tite-Live, de Machiavel constituent l’un de mes livres de philosophie politique favoris, peut-être plus encore que Le Prince, tant Machiavel tire des premiers siècles de l’histoire de Rome des leçons politiques universelles, qui valent en tout temps et en tous lieux.
Ainsi cet extrait du chapitre XVIII de la première partie des Discorsi.
“Le peuple romain ne donnait le consulat et les autres magistratures qu'à des candidats qui les demandaient. Cette institution fut bonne dans les premiers temps, où les demandes n'étaient faites que par ceux qui s'en jugeaient dignes, et où le refus était regardé comme un affront. Aussi, pour en être jugé digne, chaque citoyen s'efforçait de bien faire.
Mais quand les mœurs se corrompirent, ce mode devint, au contraire, très pernicieux. En effet ce ne furent pas ceux qui eurent le plus de mérite, mais ceux qui eurent le plus de puissance, qui demandèrent les magistratures ; et la valeur, faute de puissance, s'en abstint, de peur d'être refusée. Ce vice ne se fit pas sentir tout d'un coup. On y vint par degrés, comme il arrive qu'on tombe dans les autres défauts. Après avoir subjugué l'Afrique, l'Asie, et réduit presque toute la Grèce sous son obéissance, le peuple romain sentit sa liberté assurée ; il ne vit plus d'ennemi qui pût lui causer d'alarmes.
Sa sécurité et la faiblesse des nations vaincues firent qu'il n'eut plus d'égards aux talents, au mérite, mais à la faveur. Il nommait aux dignités ceux qui savaient le plus lui plaire, et non ceux qui savaient vaincre. Après les avoir données à la faveur et au crédit, il vint à les conférer à la richesse et à la puissance ; en sorte que le vice des élections en écarta totalement les gens de bien.”
Tout commentaire serait superflu, tant chaque lecteur associera à ces lignes les visages de son choix, l’actualité internationale et nationale ne manquant guère d’illustrations.
Machiavel nous rappelle une vérité simple mais essentielle : une société qui néglige le mérite au profit de la faveur est condamnée à décliner. Or le mérite a bien mauvaise presse, un professeur américain en vogue avait même commis un essai, La tyrannie du mérite, très influent sur les gauches américaine et européenne. Nous en avions longuement parlé dans un épisode du podcast Le Corse et l’Auvergnat que je tenais avec mon ami Jérémie Gallon, au cours d’une très intéressante discussion avec la journaliste et essayiste Sophie Coignard, qui avait publié La tyrannie de la médiocrité: Pourquoi il faut sauver le mérite.
Pour revenir au texte des Discorsi, la question n’est cependant pas ici de juger les mérites et talents respectifs de ceux qui prétendent être “nommés aux dignités”, ce qui serait bien présomptueux et déplacé, mais de se demander, avec Machiavel, comment (re?)créer les conditions d’un système plus vertueux, plus décent. Et si notre penseur florentin souligne “la difficulté ou l'impossibilité de maintenir la liberté dans une république corrompue ou de l'y établir de nouveau”, il n’exclut pas que cela soit réalisable. Prix à discuter.
Naples : Sorrentino, toujours plus célinien
« C’est énorme la vie quand même. On se perd partout. » C'est par cette citation de Louis-Ferdinand Céline, extraite de son roman posthume Guerre, que s’ouvre Parthenope, le nouveau film de Paolo Sorrentino. Et ce n’est pas une simple coquetterie littéraire.
J’ai une très grande admiration pour Paolo Sorrentino. La Grande Bellezza me paraît l’un des plus grands chefs d’oeuvre cinématographiques du XXIe siècle jusqu’à présent, ses oeuvres “politiques” (Il Divo, Loro et dans une autre mesure la série The Young Pope) sont brillantes, et j’admire chez ce réalisateur tant l’esthétique et la sensibilité que la vision du monde.
Parthenope ne fait pas exception à la règle, même s’il s’agit probablement du film, parmi ses derniers, qui m’a le moins touché, pour toute sorte de raisons, peut-être parce qu’il m’est difficile de m’identifier ou me projeter complètement dans l’héroïne principale, peut-être parce que les codes du baroque y sont parfois poussés un peu trop loin, peut-être parce que je ne connais pas assez Naples. Pourtant, même avec ces réserves, ce film reste marquant, notamment par sa capacité à interroger l’existence humaine avec une audace rare.
Sorrentino filme sur plusieurs décennies le parcours de la superbe Parthenope, du nom de la sirène emblème de Naples, comme un grand puzzle émotionnel, mêlant le sacré au profane, le grotesque au sublime. Il construit son récit par fragments successifs, chaque morceau de vie semblant à la fois autonome et relié à un tout indéchiffrable. Je n’en dirais pas davantage pour ne pas divulgâcher le film à qui compterait le voir, mais voici quelques considérations plus générales.
« C’est énorme la vie quand même. On se perd partout. » Le choix de cette citation ne constitue pas un simple effet ponctuel, il s’inscrit dans une continuité chez Paolo Sorrentino. Déjà, dans La grande bellezza, le réalisateur ouvrait son film sur une autre citation de Céline, tirée du propos liminaire du Voyage au bout de la nuit : « Voyager, c’est bien utile, ça fait travailler l’imagination. Tout le reste n’est que déceptions et fatigues… »
En convoquant Céline une nouvelle fois comme éclaireur, le cinéaste affirme une conception de son art proche de celle de l’écrivain : pour saisir la vérité de la condition humaine, il faut transcender le réalisme plat et plonger dans une forme d’imaginaire baroque, excessif, capable de révéler l’âme des êtres. Sorrentino, comme Céline, ne cherche pas à offrir un simple miroir du monde mais une vision intensifiée, où le grotesque, le grossier et le sublime s’entremêlent afin de mieux exprimer le tragique de l’existence.
De fait, l’univers de Sorrentino partage de nombreux points commun avec celui de Céline. Tous deux cultivent un regard quelque peu désenchanté sur la vie et, pourtant, ce pessimisme s’accompagne d’un humour grinçant et d’un sens du grotesque libérateur. Céline, dans Guerre comme souvent dans ses autres œuvres, décrit la condition humaine sans fard, dans toute sa noirceur absurde, mais avec un ton désespéré qui alterne outrances et tendresse furtive. Sorrentino adopte une démarche similaire au cinéma : il filme les hommes avec une “franche attache” pour leurs émotions, tout en les élevant fréquemment au rang de figures ridicules, kitsch ou extravagantes. Son Parthenope est peuplé de personnages haut en couleur oscillant sans cesse entre le dérisoire et le sacré. Le cinéma de Sorrentino, foisonnant et baroque, explore ainsi la laideur et la splendeur, l’ordure et la grâce, avec la même audace que Céline maniant la langue du peuple et une prose raffinée comme de la dentelle.
Au-delà du style, Sorrentino comme Céline abordent le désenchantement non pour s’y complaire, mais pour y traquer une forme de beauté paradoxale, ou plus globalement pour survivre. Dans Parthenope, la mélancolie est partout sous le vernis de la dolce vita – la « pureté » presque sacrée de la brillante héroïne n’empêche pas qu’elle soit « la déesse de la vacuité ». De même, chez Céline, derrière le nihilisme apparent perce souvent un attendrissement fugace pour les âmes perdues. Sorrentino filme la vacuité et la décadence (les fêtes romaines de La grande bellezza, la superficialité de la jet-set, la corruption politique) tout en en extirpant un sentiment de vanité tragique, proche de la conscience célinienne que « ce monde n'est qu'une immense entreprise à se foutre du monde », leçon quotidienne qui demeure l’une des meilleures clés d’analyse de l’actualité, politique notamment.
Enfin, cette affinité se manifeste dans la quête commune d’un absolu artistique. Céline a révolutionné la littérature par un style excessif, faisant exploser les formes convenues pour mieux dire l’indicible de l’existence. “Il n'y a de terrible en nous et sur la terre et dans le ciel peut être que ce qui n'a pas encore été dit. On ne sera tranquille que lorsque tout aura été dit, une bonne fois pour toutes, alors enfin on fera silence et on aura plus peur de se taire. Ça y sera.” Sorrentino, dans son cinéma, poursuit un objectif semblable: il pousse l’esthétique jusqu’au baroque, embrasse le chaos narratif, ose les contrastes les plus forts, afin de capturer quelque chose de la vérité de la vie.
« On se perd partout » résonne comme une devise aussi légère qu’existentielle, partagée entre le natif de Naples et celui de Courbevoie, Seine. Tous deux semblent convaincus qu'il n'y a de vérité que dans l'errance et l’égarement. Pour Sorrentino, comme pour Céline, seule l'invention, l'imagination, la démesure artistique permettent d'approcher la vérité profonde de notre condition humaine.
Ainsi, du roman de guerre à la Naples faussement onirique de Parthenope, un même vertige de la condition humaine se déploie – tragique, grotesque, sublime et insaisissable – cimentant un lien esthétique et spirituel profond entre Céline et Sorrentino, unis par le désenchantement et la quête de beauté à la lumière comme au bout de la nuit.
Florence : le jour de Dante
Chaque année, le 25 mars, l’Italie célèbre Dante Alighieri à l’occasion du Dantedì, une journée nationale entièrement dédiée à la mémoire du grand poète florentin. Le choix de cette date n’est pas anodin : selon certains spécialistes, c’est précisément le 25 mars que débute le voyage initiatique de Dante à travers les royaumes de l’au-delà dans La Divine Comédie. Selon d’autres spécialistes, c’est la date du 8 avril qui aurait du être choisie, la visite de l’Enfer par Dante débutant le Vendredi Saint de l’an 1300, c’est-à-dire un 8 avril…
Débat tranché : le gouvernement italien opta pour le 25 mars. Ainsi, pendant une journée entière, la péninsule italienne résonne au rythme des vers du poète. Lectures publiques sur les places des villes, conférences passionnées, émissions spéciales à la télévision et à la radio, opérations spéciales à l’école : tout est prétexte à redécouvrir Dante, que ce soit en relisant son texte original ou en redécouvrant ses adaptations multiples. Même le pape François a tenu à souligner l'importance de ce monument littéraire dans sa lettre apostolique Candor lucis aeternae, saluant Dante comme « père de la langue et de la littérature italiennes » mais aussi comme un « prophète d’espérance ».
Célébrer Dante, c’est avant tout célébrer la langue italienne elle-même. En rédigeant sa Comédie non pas en latin, la langue savante de son époque, mais en dialecte toscan – alors considéré comme un simple patois régional – Dante jette véritablement les bases de la langue italienne moderne. Ainsi, rendre hommage à Dante, c'est rappeler les origines de la langue commune à tous les Italiens. Ce lien intime entre langue, littérature et identité nationale explique sans doute l’enthousiasme populaire que suscite chaque année le Dantedì, opération récente mais salutaire.
Une telle célébration littéraire et linguistique est remarquable, mais elle pose question : serait-elle transposable en France ? La France célèbre certes sa langue à travers la Journée internationale de la francophonie (20 mars), mais cette célébration n’est pas incarnée par celle d’un écrivain en particulier. D’ailleurs quel écrivain pourrait-on légitimement choisir comme fondateur de la langue française ? Voilà une question bien difficile à trancher historiquement, et probablement non pertinente : les constructions de l’Etat et de la langue diffèrent profondément en France comme en Italie, avec des processus largement opposés.
Sans chercher donc à déterminer l’identité du précurseur de la langue française, nous pourrions toutefois nous demander quel est notre grand écrivain national. Là encore la réponse n’est pas aisée. Les prétendants ne manquent pas.
En réaction à un vote secret (réel ou plus sûrement fantasmé) de la Société des Gens de Lettres, sollicitée par le président de la République, qui avait consacré Stendhal, Régis Debray avait publié Du génie français, pour défendre Victor Hugo dans cette lutte pour incarner le génie national. Un délicieux épisode de Répliques (France Culture) avait mis en scène le débat à ce sujet entre Alain Finkielkraut et Regis Debray.
Si Debray y poursuit sa vibrante défense de Victor Hugo, Finkie est plus nuancé, promouvant certes Stendhal, mais aussi certains binômes littéraires d’auteurs nécessairement liés, incarnant selon lui la pleine dualité du génie national : en premier lieu Montaigne et Pascal, puis Corneille et Racine, Voltaire et Rousseau…
Il y a 10 ans, une étude d’Harris Interactive avait sondé l’opinion française. A la question Qui est l’écrivain national pour les Français ?, les personnes interrogées avait placé Victor Hugo devant Molière et Emile Zola.
L’expression populaire a pourtant davantage consacré le médaillé d’argent de ce podium, le français étant la langue de Molière.
Aussi vain et agréable que soit ce débat, nous avons en France la grande chance de pouvoir l’avoir. Et si de grands écrivains ont su exprimer la langue française dans une pureté cristalline - au hasard, La Fontaine dans ses Fables, Benjamin Constant dans Adolphe ou Tocqueville dans toute son oeuvre de philosophie politique - d’autres ont su la réinventer, de Rabelais à Celine en passant par Baudelaire et Rimbaud.
Avec Finkielkraut, je pencherais toutefois in fine, pour le duo fondateur Montaigne et Pascal, pour la langue comme pour l’esprit. Mais nul besoin d’en faire des journées nationales.
Terminons avec un grand auteur étranger mais de langue française, ce cher Cioran, cité dans l’épisode de Répliques mentionné, et qui semble aller dans notre sens :
“Le drame de l’Allemagne est ne pas avoir eu un Montaigne. Quelle chance pour la France d’avoir commencé par un sceptique.”
Il a bien raison.
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